Ilios Balias van Erpers Royaards

L’écriture est avant tout un processus de transformation de soi. Dans la tradition antique, le Gnosis Seauthon, la connaissance de soi, est la condition d’accès à l’aspect le plus divin de l’existence. Mais penser n’est pas connaître car il ne suffit pas de rêver pour que les enseignements issus des éthers s’actualisent dans notre existence propre. Ainsi l’écriture, par sa rigueur et son caractère artistique, permet d’inscrire les idées dans la vie et mène l’âme à une réalisation plus haute de sa propre existence. Mon œuvre au sein de la Revue Cénacle est donc issue de ce désir de transformation et mes articles sont le témoignage de ce processus.

Pour celui qui cherche aussi à enseigner aux autres, la difficulté se situe dans la validité des objets qu’il se propose de transmettre. La solution la plus aisée est toujours de n’enseigner que ce que les autres ont produit et ainsi de trouver une validation par les diplômes d’état, les concours et les professions officielles. Je ne dénigre pas cela, bien au contraire. Mais s’il n’existait que cet unique processus de transmission, alors nous ne pourrions pas comprendre l’origine des savoirs et surtout, nous nous rendrions incapable de découverte et de création. Mon deuxième objectif est donc de rechercher cette source et d’enseigner, par l’écriture, la voie qui pourrait y mener.

Ainsi, ces articles de témoignage pourraient devenir utiles à d’autres que moi-même en montrant l’exemple d’un chemin possible vers le savoir et la création. Le Je, l’Ego, bien trop dénigré par ceux qui craignent de connaître la source du savoir humain, est donc une clef possible qui ne se révèle pas si facilement à celui qui en poursuit la quête. Avant donc de parcourir mes recherches à proprement dites, il me faut vous montrer la position que j’occupe dans cette réalité que nous partageons, afin que mes pensées soient restituées à leur contexte, leur histoire, leurs circonstances particulières. En un mot : Ecce Homo, voici l’homme :

Les dieux de mon père

Mon père est l’artiste grec Dimitrios Balias. Je ne saurais exprimer la mesure extrême de ma reconnaissance envers les enseignements de sagesse et de force qu’il m’a transmis et qu’il continue encore de me transmettre aujourd’hui. Pourtant, milles voies mènent d’un royaume à l’autre et si certaines sont couvertes de fleurs et baignent sous un soleil propice, d’autres sont parsemées d’épines et battues par des vents glacés. Au cours de ma vie, je n’ai pas toujours su emprunter les chemins joyeux mais cela ne signifie pas que les liens se sont déliés. Toujours, les connaissances et les pensées de mon père me sont parvenues. Il est arrivé que ce soit par une compréhension mutuelle et un fort amour filial mais durant de nombreuses années se fut à travers d’âpres combats rhétoriques mêlées de rebellions et de fâcheuses querelles.

Les mythes grecs furent mes compagnons d’enfance. Par les paroles, j’ai entendu conter les combats d’Achilles et les aventures de Jason. Par l’art, j’ai vu, peints sur mon lit, les scènes de l’Odyssée où Ulysse fuyait sur son radeau la colère de Poséidon. Quand j’approchais les dix ans, mon père jugea mon esprit suffisamment mûr pour me faire découvrir les premières bribes de la philosophie des anciens. Aristote et son Éthique à Nicomaque, sa Métaphysique, ses idées sur la nature et les éléments m’accompagnèrent durant tout mon collège. Ainsi, je découvris l’étendu de l’esprit humain et ses capacités extraordinaires à se saisir du monde pour le façonner.

Au cœur de cet enseignement trônaient les dieux. Ces seigneurs de l’Olympe qui représentaient la beauté et la force suprême de l’humanité. J’ai appris à me saisir du divin pour m’élever, à comprendre que ces puissances étaient des outils façonnés par les hommes pour étendre l’esprit au-delà de ses limites mortelles. Ainsi, la force incommensurable de Zeus, la connaissance sans borne d’Athéna, la liberté irréductible de Dionysos sont devenues, pour moi, les conditions du développement divin de l’individu. Mais la mythologie et les dieux ont pour défaut de n’être compris que par deux catégories de la population : les enfants et les sages. Pour ceux qui naviguent encore entre les deux, ils apparaissent comme des illusions naïves car ils en aperçoivent la beauté, mais n’en comprennent pas la profondeur.

Ayant moi-même perdu de vue la puissance de la pensée mystique vers la fin de mon lycée, je me suis tourné vers la philosophie et l’étude d’Aristote afin, sans doute, de me battre contre la mainmise de la pensée paternelle à ce sujet. Je voulais en savoir plus que lui pour pouvoir me libérer. Et pourtant, après avoir rejeté les dieux par la grande porte, ils revinrent par la fenêtre. Plus j’étudiais la pensée du Stagirite, plus j’appris à reconnaître celle d’Homère et d’Hésiode. Ainsi, mon master fut dédié au polythéisme d’Aristote pour lequel j’ai soutenu un mémoire sous la direction du professeur Marwan Rashed.

Depuis, mes idées se sont développées à ce sujet : J’ai suivi avec assiduité les recherches du professeur Vinciane Pirenne-Delforge, détentrice de la chaire de Religion Grecque au Collège de France. J’ai également étudié les religions nouvelles afin d’intégrer leurs principes à ma pensée. Du christianisme au bouddhisme en passant par les divers ésotérismes du XIXe siècles et antérieurs, tous ces modèles m’ont inspiré pour renouer avec la pensée poétique et mystique. À présent, les dieux de l’antiquité me semblent ne conserver d’intérêt que pour l’extension de nos perspectives et le polythéisme se doit d’être renouvelé par l’ajout de nouveaux dieux inspirés par le monde actuel et les révolutions spirituelles qui ont commencées avec la naissance du christianisme. Ainsi, je suis redevable à mon père de m’avoir initié aux dieux et je revendique cet héritage que j’entends développer par l’usage d’une devise qui lui est chère et qui est devenue, pour moi, le symbole de cette lignée paternelle.

« Les hommes sont des dieux mortels et les dieux, des hommes immortels ».

La maison de ma mère

Ma mère, Maria Christina van Erpers Royaards, fut celle qui m’enseigna les bonnes manières, l’histoire et les milliers de connaissances sociales et pratiques qui façonnent nos vies d’européens. Étant décédée en janvier 2016, il est de mon devoir de lui payer le tribut de ma reconnaissance en montrant comment l’éducation, qu’elle m’a patiemment donnée, est devenue le fer de lance de ma puissance morale. Étant issue d’une ancienne famille d’aristocratie néerlandaise, ces connaissances se sont fondées sur des siècles de raffinement, de guerre, de succès et d’échecs.

Ainsi, pour donner la mesure de son influence sur mon éducation, il me faut remonter à l’ancêtre le plus lointain de sa lignée. Au XVIe siècle, les Habsbourg catholiques contrôlaient d’une main de fer l’ensemble du Saint Empire Romain Germanique depuis leurs palais-monastères en Espagne. Mais avec la réforme, une partie des Pays-Bas commençait à perdre patience face au mépris et à la mauvaise administration de l’Empire. Quelques révoltes locales éclatèrent et l’unique réponse de l’empereur fut d’envoyer des armées de mercenaires piller la région. Plusieurs familles décidèrent alors de suivre Guillaume d’Orange afin de réclamer l’indépendance. Durant cette guerre qui dura 80 longues années, le fondateur de la famille gagna le respect de ses compatriotes ainsi que des terres qui lui permirent de rejoindre la nouvelle aristocratie patricienne en lui octroyant le nom de « Royaards ». Il participa ainsi, à sa mesure, à la fondation de la République des Provinces-Unies qui instaura le siècle d’or néerlandais.

La famille gagna en influence, contracta des alliances puissantes puis se convertie au protestantisme. Au début du XVIIe siècle, les Royaards devinrent d’importants prêtres et théologiens, fondant des écoles d’enseignement du latin et du grec dans le sud de la Hollande. Ces aristocrates qui avaient rejoint le patriciat par la politique et la guerre s’étaient reconvertis dans la religion et le savoir, accompagnant la révolution culturelle durant cette période de Renaissance au nord de l’Europe. Ils représentaient ainsi allégrement l’idéal d’une nation libre à l’époque où les inquisitions, les guerres de religion et la contre-réforme affaiblissaient les monarchies catholiques en tentant de ternir l’héritage de la Renaissance italienne et française du siècle précédent.

Le XVIIIe siècle fut moins clément puisque la guerre de sept ans força Gijsbertus Royaards à rejoindre Frédéric II de Prusse lorsque ce dernier fit l’acquisition de la Gueldre, une province du nord des Pays-Bas où mon ancêtre possédait ses terres. Heureusement, par une habile manipulation politique, il réussit à devenir intendant royal pour la Prusse, rejoignant par la même occasion la noblesse de cette nouvelle monarchie protestante. Il fit construire un château à Huissen mais perdit en même temps cette liberté particulière qu’avaient les patriciens de la République des Provinces-Unies. En effet, l’aristocratie de l’ancienne Europe était divisée en deux catégories : les nobles qui acquéraient leurs titres par des rois, et les patriciens qui gagnaient leurs privilèges en se cooptant dans des ordres politiques. Ainsi, là où les nobles dépendaient de leur souverain, les patriciens étaient souverains eux-mêmes. Gijsbertus Royaards, à cause des conquêtes du roi de Prusse, perdit donc son indépendance en échange d’un titre.

La chute de la famille Royaards accompagna celle de la Hollande tout entière puisque la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe se caractérisa par l’effondrement culturel, économique et politique de la République des Provinces-Unies jusqu’à son annexion par les révolutionnaires français en 1795 qui en firent une nation fantoche : la République Batave. Cette dernière fut transformée en monarchie satellite de l’empire napoléonien en 1806 avant de tomber dans les mains des Oranges-Nassau à partir de 1815. Alors, la famille Royaards n’était plus qu’une ancienne dynastie vivant sur son héritage par de petits postes politiques et des alliances avec d’autres vieilles familles de la noblesse ou du patriciat.

Mais au XXe siècle, l’accélération des transports, les efforts coloniaux et l’essor des technologies permirent à mon arrière-grand-père et à mon grand-père de constituer un nouvel héritage, une nouvelle tradition familiale : le voyage. Quittant leur pays natal, ils partirent en Indonésie puis aux quatre coins du monde, changeant de pays presque tous les ans pour suivre des affectations permises par leurs professions d’entrepreneur et d’ingénieur. Ma mère elle-même fit plusieurs fois le tour du monde pour son métier de mannequin et le désir de découvrir de nouvelles cultures et d’arpenter la terre s’est insinuée dans toutes les branches actuellement vivantes de la famille puisque nous retrouvons à présent des Royaards vivant dans des dizaines de pays différents sur les cinq continents.

En somme, l’histoire de la famille de ma mère suit de très près l’évolution naturelle des sociétés européennes. Mais l’avantage de son ancienneté est que son histoire s’est conservée au cours du temps pour permettre d’éduquer les nouvelles générations en fonction des enseignements du passé. De la période révolutionnaire, ma mère a conservé un goût prononcé pour l’indépendance. De la période théologique et scolaire, la volonté d’aider autrui par la transmission du savoir. De la période nobiliaire, un caractère strict et efficace visant l’excellence en toute chose. Enfin, de la période internationale, un amour pour l’aventure et l’ouverture d’esprit. Telles furent ainsi les fins de l’éducation qu’elle se proposa de me donner. Encore aujourd’hui, je peine à me hisser à la hauteur de ces idéaux et il me semble que ce n’est qu’en essayant à mon tour, de les transmettre au plus de monde possible que je pourrais m’approcher de leur exigence.

La fondation du Synode

Comme un bâtiment construit sur deux solides pierres de fondation peut prendre des formes multiples, réaliser toutes les fonctions envisageables et accueillir milles personnes différentes, ma vie s’est élancée depuis les influences distinctes de mon père et de ma mère. Quittant le château de Sérans où j’avais passé par jeunesse, j’ai rejoint Paris à 15 ans pour y étudier au lycée Chaptal. Moi qui avais connu une enfance de solitude dans une campagne désertée et peu encline à accepter l’irruption d’une famille d’étrangers, qui plus est artistes, j’ai découvert, dans la capitale, la joie des rencontres et la puissance de l’amitié.

Un point de rupture s’opéra durant l’été de mes 17 ans. J’étais parti en Nouvelle-Zélande où vivaient des membres lointains de la famille de ma mère. Là-bas, séparé pour la première fois par des milliers de kilomètres de ma France natale, je partis seul explorer l’île du sud. Au milieu des montagnes, près de la petite ville de Queenstown, s’étend le lac Wakatipu. Une nuit, alors que le ciel étoilé déployait son firmament au-dessus de la terre, j’avais choisi de m’aventurer à quelques heures de marche de la civilisation. En un instant béni, je vis les lueurs stellaires quitter le dôme de la nuit pour se refléter sur les eaux immobiles du lac. Elles traversaient alors les montagnes aussi noires que les cœurs de deux amants séparés. Un sentiment ineffable de beauté me saisit et mon esprit, immédiatement, traversa le globe pour me rappeler à mes amis. J’avais compris l’objectif que le cosmos m’avait fixé.

Liant l’intuition mystique de la beauté illimitée au sentiment d’amitié, je compris qu’il était de mon devoir de fonder un idéal que nous partagerions avec mes amis, au nom d’un puissant désir humaniste : celui d’engendrer cette beauté afin de la transmettre aux autres. De retour en France, j’en parlais à mes camarades de l’époque. Quelques-uns y trouvèrent un sentiment qu’ils avaient aussi éprouvé et nous décidâmes de commencer les recherches. Quelle était l’objectif réel ? La beauté ? Le savoir ? Le divin ? Comment nous organiser ? Devions-nous créer une association, monter une entreprise, simplement discuter dans des cafés ? Comment allions-nous nous nommer ? L’assemblée ? Le cénacle ? Le groupe ?

Au bout de quelques années, de multiples tentatives infructueuses, un mot ressorti, brillant plus fort que les autres. Il traduisait un sentiment antique d’aventure commune, poursuivant un but à la grandeur sans limite. Son évocation amenait à la mémoire les histoires des Argonautes et des chevaliers de la table ronde, les aventures d’Alexandre le grand et de ses compagnons. Ce nom était « Synode ». Ses racines grecques, Syn- et -odos signifient « cheminer ensemble » et dénotent donc un sentiment d’aventure mêlé d’un désir de partage et de communauté. Milles concepts vinrent s’ajouter pour étoffer ce rêve, l’enrichissant de couleurs multiples pour lui assurer une vitalité et un développement toujours croissant qui, jamais, ne pourra se satisfaire ou se cristalliser. Telle est la nature d’un idéal vivant. Il ne veut pas être un témoignage figé mais promet d’intégrer en chaque instant l’évolution des sentiments, des intuitions et des forces qui le constitue.

Ainsi, trois personnes se réunirent pour entamer l’incarnation de ce rêve. Alexandre Valay, Adrien de Bellescize et moi-même. Ensemble, nous avons alors décidé de partager nos idéaux afin de combiner nos expériences, nos valeurs, nos désirs et de produire une œuvre commune qui s’ajouterait à nos œuvres particulières. Quand cette décision fut prise, ma mère était déjà décédée et le château de mes parents périclitait. La première étape fut alors de fonder une organisation à partir de l’ancienne association d’art qui gérait les activités du domaine familial. Elle prit le nom de Domaine du Synode et son objectif est à présent de servir de creuset pour toutes les réalisations produites au nom du Synode. Parmi celles-ci, la première est l’École du Synode qui nous permet d’agencer nos connaissances, nos valeurs et nos savoir-faire afin de les transmettre à tous les esprits curieux voulant s’initier à l’art, à la philosophie, à la poésie et aux idées humanistes. La Revue Cénacle elle-même est une émanation du Synode puisqu’elle porte l’un des noms que nous avions abandonnés plus tôt. Elle sert de bibliothèque à tous les articles que nous produisons pour les partager au grand public.

Le sentiment fondateur, cette force qui réside en chacun de nous et qui se rebelle lorsque nous nous enfermons dans des systèmes préétablis a trouvé chez moi une œuvre à sa mesure. Qui plus est, il a reconnu en d’autres cœurs semblables au mien et pourtant infiniment différents, des forces alliées. Ainsi fut vaincue la solitude et les fruits de cette victoire constituent les œuvres artistiques, philosophiques, politiques, scientifiques et humaines que nous avons décidé d’offrir au monde et à la Culture. De ma mère et de mon père, je conserve la fierté de la noblesse et l’héritage des anciens dieux mais c’est à travers le Synode que j’ai fondé avec mes meilleurs amis, que mon Ego le plus élevé (non pas celui de mes vices et de mes fautes mais celui qui confère à chacun d’entre-nous, notre dignité humaine) peut enfin s’exprimer pour me donner la force de faire don de mes actes à l’humanité.

Vous savez à présent la raison pour laquelle je m’autorise à écrire ces articles. Non pas que je crois avoir raison à la place des autres ou contre ceux qui ne partagent pas mes idées, mais parce que la dignité de l’homme est de participer à la création continuée du monde et de la civilisation humaine. Il n’est pas possible d’attendre que des forces entièrement extérieures à nous produisent les œuvres qui constituent la Culture, car c’est en nous et à travers nous que ces forces divines peuvent s’exprimer. Notre devoir, et donc par extension le miens, est à présent de laisser parler ces forces afin que des poésies soient chantées, que des hypothèses scientifiques soient débattues, que des pensées philosophiques soient contemplées et que des rêves soient réalisés.

Emmanuel Kant affirmait qu’un acte n’est moral que lorsqu’il peut être élevé à l’universel. Ainsi, je vous le demande, si les forces qui me permette ainsi de m’exprimer étaient partagées, dans l’infinité de leur diversité, par l’humanité tout entière, aurions-nous plus ou moins de Culture ? Ainsi je peux écrire, mais est-il envisageable de me lire ? Si vous partagez cet idéal humaniste, alors la lecture de mes écrits n’est pas une obligation mais un loisir, une liberté permise par notre faculté de découvrir la pensée et les rêves d’autrui. Discutons ensuite. Peut-être aimablement, peut-être en combattant pour nos idéaux. Mais laissons la vie humaine s’exprimer en nous et en l’autre car c’est alors que nous serons à la hauteur de notre propre dignité.

Ilios Balias van Erpers Royaards

Seigneur du Synode

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