La situation de crise profonde que vit le monde en cette année 2020 dans la lignée sanglante laissée par la pandémie de coronavirus qui continue à sévir sur toute la planète, renverse des perspectives qui jusque-là semblaient opérer comme une évidence et un juste bon sens.
Avant mars, et depuis des décennies, tout était politique. Le monde était simple et harmonieux et seules les décisions publiques pouvaient entraîner la souffrance et le malheur. Il y avait de bonnes décisions, conformes à une nature bienveillante, et de mauvaises décisions qui entrainaient des dérèglements d’un système bien huilé. Mais même ces erreurs pouvaient alors être rectifiées par un changement de gouvernement et par un infléchissement des politiques publiques. Même lorsque la crise économique de 2008 entraina des millions de personnes dans la pauvreté, nous savions pertinemment qu’elle aurait pu être évitée et que nous étions la cause de notre propre malheur. En terme théologique, les pays développés vivaient dans une théodicée, une justice divine.
Mais le coronavirus survint et l’illusion d’harmonie se dissipa. Toute décision était devenue mauvaise puisqu’il n’existait plus aucune solution parfaite. Le monde qui vivait sous la grâce des dieux était retombé dans une guerre des titans où les hommes faisaient les frais de batailles sans merci et où les dommages collatéraux se comptaient désormais par millions. La politique avait changé. Elle n’était plus un lieu d’espoir où les idéologies s’affrontaient pour proposer des directions de progrès différentes mais un siège tremblant où celui qui s’y asseyait était confronté à une dure réalité, celle de prendre des décisions toujours injustes et d’en être toujours tenu pour responsable.
Les subtils trouvèrent alors opportun d’argumenter que dans des situations de ce type, il suffisait de prendre la décision la moins mauvaise. Et c’est ce que firent les dirigeants. Cherchant le moindre mal en tout, ils prirent des décisions sensées trouver un point d’équilibre à même de satisfaire le plus grand nombre. Tout le peuple criait au désespoir, les riches perdaient leurs loisirs, les pauvres mourraient de faim et le roi promettait monts et merveilles sur un trône assaillit de toute part par les forces d’influence des différentes parties de la société. Une décision moyenne était prise, rectifiée une première fois pour satisfaire un groupe, une deuxième fois pour en satisfaire un second, une troisième puis une quatrième jusqu’à ce que la décision perde tout sens et que l’État sombre dans la folie.
Alors vinrent les vautours. Ceux qui, suffisamment cyniques pour trouver leur plaisir dans le pouvoir et le malheur des autres, réussirent à s’adapter à la situation chaotique pour la chevaucher avec avidité. Habillés des atours de la vérité ils dirent : « tout est malheur, il n’y a plus de justice et toute décision est mauvaise ! Il n’y a donc plus de raison de discuter, d’argumenter, de débattre ! » Si toute décision était mauvaise, peu importe alors laquelle était prise tant que celle-ci était appliquée. Ils envoyèrent donc leurs troupes et enfermèrent les citoyens dans leurs logis, les privant de leur liberté et de leurs plaisirs. Lorsqu’ils tentèrent l’opération pour la première fois, ils virent que leur pouvoir s’affaiblissait car celui-ci dépendait du travail de leurs sujets. Alors, lorsqu’ils recommencèrent, ils firent bien attention de laisser une chaine suffisamment longue à leurs esclaves pour qu’ils puissent aller jusqu’à la mine y piocher les médiocres restants de filons de richesse sur le point de se tarir. Aucune décision n’est bonne ! Le malheur est omniprésent alors acceptons cela aussi car il n’y a pas de meilleure solution.
Le philosophe, quant à lui, restait bouche bée, penchant dans un sens puis dans l’autre. Conscient que la justice était morte, que les subtils se trompaient et que les vautours trompaient les autres. La nature quant-à-elle se riait bien de nous et ses mouvements macroscopiques et microscopiques nous entraînaient dans son tourbillon effréné. Se ressaisissant, il se remémora la maxime de Spinoza « Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre ». La maladie était née et seul le temps et la science pourraient en déterminer l’origine précise mais la folie qu’elle avait entrainée était bien présente et celle-ci devait être étudiée.
Suffisamment refroidi par sa rigueur, le philosophe refusa alors de croire aux promesses des subtils car il voyait bien que tant que la justice du monde n’aura pas été rétablie par l’action de la médecine ou simplement par les morts et le temps, la folie demeurerait. Ce qu’il voulait éviter à tout prix, c’est que cette folie ne subsiste lorsque la tempête sera passée et que les dieux auront regagné l’Olympe. Mais quels sont les symptômes de cette folie ?
D’abord, il y a la décision, toujours légèrement décalée par rapport à la réalité du problème. Elle cherche à trouver un remède simple à un mal complexe car l’État est une machine qui ne peut répondre que simplement. Ensuite, les subtils interviennent et augmentent ce décalage par leurs exigences de perfection. Ils tirent dans un sens, puis dans l’autre, étalant la décision comme du beurre sur une tartine jusqu’à ce que celle-ci soit entièrement recouverte d’une couche trop fine pour servir à quoi que ce soit. Enfin, viennent les vautours qui trouvent dans des points particuliers du développement décalé du remède des solutions à leurs problèmes privés.
Lorsque la décision est enfin prise, elle s’est répandue loin des maux, en a créé de nouveaux et est devenue partiellement inefficace. Heureusement, celle-ci est toujours en partie efficace car sans cela, les hérauts du roi ne pourraient justifier son application. Le roi, quant à lui, ne sait même plus pourquoi il a pris cette décision mais son assise sur le trône dépendant de sa conviction, il se retrouve piégé à devoir la défendre bec et ongles.
Le philosophe cherche alors à reprendre de la hauteur sur sa pensée, il observe ce qu’il a cru comprendre et réfléchi. Les vautours sont ici gagnants car ils ont accompli leur objectif. Il serait alors presque possible de croire que leur décision fut la bonne malgré le fait que nous disions au début que durant une guerre des titans, aucune décision n’était satisfaisante. Sont-ils devenus plus riche ? Plus puissant ? Plus heureux ? Il y aurait alors une justice divine. D’un dieu terrible et cruel certes ! Mais une justice tout de même. Le philosophe se penche alors sur leurs objectifs et les effets de leur décision.
Contrairement à la décision du roi, la décision du vautour est dirigée vers un intérêt particulier, le sien propre. Or, les intérêts généraux concernent aussi bien les riches que les pauvres, les puissants que les faibles. Que vaut-il mieux ? Être un chef tout puissant ayant droit de vie et de mort sur une troupe de barbare vivant dans des maisons de boue où être un parlementaire au pouvoir modéré dans une civilisation brillante ? Le vautour, qui sait être subtil, répond alors qu’il suffit de cumuler les deux. Or, cela est en effet possible lorsque la justice divine fait loi dans le monde car il suffit de drainer cet enrichissement vers soi. Mais lorsque le monde est en proie aux tourments, les décisions du vautour dilapident les maigres forces restant à la société pour résister au désastre, précipitant sa fin et avec elle, celle du vautour lui-même.
Le nez du philosophe se retrousse alors avec mépris. Voilà encore une évidence de prononcée : l’égoïsme est néfaste en situation de crise. Mais cela ne peut en aucun cas résumer le problème que l’État moderne vit durant cette épidémie. Oui, cela n’aide pas mais cela existera de toute éternité car la volonté ne va pas toujours de pair avec l’intelligence. Le malin qui croit trouver son intérêt à voler les dagues de bronze de ses camarades hoplites pendant une mêlée en espérant s’enrichir finira embroché comme tous les autres avec son butin sur lui. Le philosophe se retourne alors vers le subtil. Qu’est-ce qui le motive à dénaturer ainsi les décisions alors même que son objectif est de rechercher la perfection ?
Le problème du subtil est sa pluralité. Lorsqu’il affirme haut et fort qu’il faut trouver la moins mauvaise des décisions. Il hiérarchise dans son esprit les priorités qu’il essaye d’établir au sein de la société. Pour certains, il y a l’économie puis l’éducation puis la santé. Pour d’autres c’est l’inverse, pour un autre encore c’est la science puis la culture puis la puissance militaire. Les subtils alors, cherchent à mettre en avant leurs priorités et influencent la décision dans tous les sens à la fois. Lorsque la situation est sereine, il est possible de satisfaire tout le monde sans que cela n’entraine de conséquences néfastes, mais lorsque les dieux sont en guerre, l’État n’a plus assez de vigueur et s’il essaye de donner à tous, il dilapide ses forces et ne satisfait personne. Un compromis peut être positif si chacun s’en va avec quelque chose même s’il est déçu de ne pas avoir tout eu, par contre il devient terriblement néfaste si celui-ci mène à ce que chacun reparte les mains vides ou avec si peu que cela ne lui serve plus à rien.
Or, c’est justement là où l’erreur du subtil se révèle au grand jour. Même dans les plus terribles des autocraties, le roi ne gouverne jamais seul et il dépend toujours d’un certain nombre de groupes influents pour pouvoir appliquer ses décisions et demeurer sur le trône. Ces groupes qui sont donc les conditions du pouvoir, exigent toujours le compromis et font partie des subtils. Ainsi, en situation de crise réelle, la dilapidation des forces de l’État est nécessaire. Le roi, pour pouvoir appliquer des décisions, devra les compromettre auprès des groupes d’influence et les rendra donc finalement inadéquates.
Le philosophe esquisse alors un sourire amer, il a trouvé. La folie qu’entraîne la chute de la justice divine est la dilapidation des forces. Que ce soit lorsque les vautours s’en emparent par intérêt personnel ou lorsque les subtils répartissent ces forces si largement qu’elles deviennent inopérantes. La dilapidation des forces constitue le mal central qu’entraîne une crise comme celle que le monde vit en 2020. Malgré l’horreur des morts, nous ajoutons du malheur au malheur en nous battant pour les coins de la couverture. Si nous cessons de nous battre, les vautours s’en emparent pour eux-mêmes et si nous nous battons, nous la dilapidons entre nous. Cette folie n’a aucune solution en temps de crise car la couverture est trop petite.
Prenons un exemple concret. Lorsque le second confinement de novembre intervint, la décision fut prise de fermer les petits commerces pour éviter les contaminations. Les subtils arrivèrent alors de toute part : Les maires voulurent rouvrir les librairies et les fleuristes et les petits commerçant se plaignirent de la concurrence déloyale des grandes surfaces. L’État étala alors la décision et fit également fermer les rayons inessentiels des supermarchés. Les vautours du commerce international arrivèrent enfin pour profiter du vide laissé par cette interdiction et continuer à faire grimper en flèche les actions et la mainmise des géants virtuels sur le marché. Y avait-il une bonne décision ? Ne pas fermer les petits commerces et laisser le virus se répandre d’autant plus vite ? Maintenir l’ouverture de rayons inessentiels des supermarchés et anéantir le tissu économique des petits commerces du pays ? Interdire également à Amazon de vendre des livres et faire mourir par la même occasion les producteurs et écrivains qui subsistent par ce biais ? Alors que l’État se concentrait sur un problème, les subtils ont étalé les décisions sur toute la surface de la société et les vautours en ont profité pour tirer ces décisions à leur avantage.
Ces moments de l’histoire sont tragiques. Lorsqu’un tiers de l’Europe a disparu avec la peste noire, nulle solution miracle n’a épargné le malheur à aucun royaume du continent. Pourtant, certains pourraient argumenter que les réactions à celle-ci ont pu mener la chrétienté hors du moyen-âge et vers une renaissance qui est considérée jusqu’à nos jours comme l’un des âges d’or de l’occident. Notre seul pouvoir durant cette période est donc de surveiller les subtils et les vautours, de noter les altérations qu’ils opèrent dans la société à mesure qu’ils dilapident les forces de l’État dans des décisions qui n’ont plus rien à voir avec la maladie. Et lorsque la pandémie sera passée, grâce à la médecine ou à cause des morts, il nous faudra veiller à ce que toutes les modifications inutiles, les interdictions, les mesures liberticides, les intérêts pris par les vautours lors de la crise, les petites lois à l’aspect innocent mais au contenu dévastateur demandées par les subtils soient rectifiés afin que le malheur de la folie ne s’ajoute pas au malheur des morts.
Ilios Balias
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