Les Dii Consentes et les douze dieux de la Grèce

L’approche naïve des religions antiques de la méditerranée résume leurs croyances à un schéma narratif simple. Il existerait douze divinités, trônant sur le mont Olympe, que partageraient les Romains et les Grecs. Zeus serait Jupiter, Arès serait Mars, Aphrodite serait Vénus etc… Cette vision canonique complétée par une connaissance vague de divinités secondaires comme les nymphes ou les satyres constitue le bagage culturel d’un Occident qui a perdu de vue la complexité de ses propres religions ancestrales. Pourtant, tout ce que nous avons cru apprendre dans nos livres de mythologie, nos Péplums et nos romans de jeunesse doit-il être nécessairement rejeté ? C’est ce que nous nous proposons d’interroger dans cet article en prenant pour exemple le cas des Dii Consentes romains et des Douze dieux grecs.

Quelques sources :

D’une part, les Dii Consentes sont un ensemble de douze dieux assemblés en conseil qui constitueraient ensemble, une divinité unique. Le terme Dii Consentes signifie littéralement « les dieux qui sont en accord » ou « les dieux qui sont ensemble ». On trouve également la forme synonyme Dii Complices « dieux complices » chez Arnobe[1]. Les sources principales dont nous disposons concernant les cultes à cette divinité plurielle sont :

1°/ Le lectisterne de 217 avant JC. Selon Tite-Live, il s’agissait d’un rite particulier offert aux douze divinités réunies en six couples à la suite de la défaite romaine du lac Trasimène face à Hannibal lors de la deuxième guerre punique visant à renouveler l’accord entre Rome et les dieux afin de repousser les Carthaginois :

« Puis on célébra un lectisterne de trois jours, par les soins des décemvirs chargés des cultes. On exposa six lits garnis de coussins : un pour Jupiter et Junon, le second pour Neptune et Minerve, le troisième pour Mars et Vénus, le quatrième pour Apollon et Diane, le cinquième pour Vulcain et Vesta, le sixième pour Mercure et Cérès. Puis on voua les temples : pour Vénus Érycine, le vœu en fut fait par le dictateur Quintus Fabius Maximus, parce que les livres du destin avaient désigné, pour le vouer, l’homme qui, dans la cité, avait le plus grand pouvoir ; le temple à Intelligence fut voué par le préteur Titus Otacilius. »[2]

2°/ Le portique des dieux conseillers. Il s’agit d’un édifice majeur du Forum Romain qui fut érigé entre le IIIe et le IIe siècle avant JC. Situé près du Capitole, entre le temple de Vespasien et celui de Saturne, il contenait les statues  en Or de douze divinités. Détruit au IIIe siècle de notre ère, il est restauré en 367 par Prétextat avec l’inscription[3] :

[Deorum c]onsentium sacrosancta simulacra cum omni lo[ci totius adornatio]ne cultu in [formam antiquam restituto]

[V]ettius Praetextatus, v(ir) c(larissimus), pra[efectus u]rbi [reposuit]

curante Longeio [— v(ir) (clarissimus, c]onsul[ari]

3°/ Enfin, on retrouve chez Varron une double référence aux Dii Consentes. Il évoque d’abord cette liste urbaine puis une autre, cette fois liée à l’agriculture [4] :

« Les douze grands dieux qui composent le conseil céleste. Je n’entends pas ces divinités citadines, six d’un sexe et six de l’autre, dont les statues dorées se dressent au Forum, mais bien les douze intelligences qui président aux travaux des laboureurs. Je commencerai donc par invoquer Jupiter et Tellus, dont la puissance embrasse le Ciel, la Terre, et tout ce que produit l’un et l’autre ; parce que ce sont les générateurs de l’humanité, et que nous leur donnons les noms de père et de mère. J’invoquerai en second lieu le Soleil et la Lune dont nous observons le cours quand il s’agit d’ensemencer ou de récolter ; en troisième lieu, Cérès et Bacchus, puisque les fruits qu’ils nous donnent sont indispensables à la vie. C’est par eux que la terre nous fournit aliments et boisson. En quatrième lieu, j’invoquerai le dieu Robigus et la déesse Flore, puisque l’un préserve de la rouille les blés et les arbres, et que l’autre les fait fleurir à temps : d’où les fêtes robigales en l’honneur de Robigus, et les jeux floraux en l’honneur de Flore. J’invoquerai encore Minerve et Vénus, dont l’une veille sur les plants d’oliviers, et l’autre préside au jardinage. C’est en leur honneur qu’on institua les fêtes appelées rustica vinalia. Enfin j’adresserai mes prières à la déesse Lympha et au dieu Bonus Eventus : car de même que sans l’eau toute végétation est chétive et misérable, de même sans le bon succès point de culture qui vienne à bien. » 

D’autre part, les Douze dieux sont la divinité plurielle par excellence de la Grèce antique. Contrairement aux Dii Consentes romains, il n’existe pas, la concernant, de liste canonique puisque les cultes qui lui sont attribués sont divers et proposent dans plusieurs cités, des listes très différentes. On retrouve de nombreuses références à ce groupe divin, aussi bien des références littéraires que des cultes. Notre objectif n’étant pas ici de proposer un catalogue détaillé de toutes les sources, nous n’évoquerons que deux éléments qui pourront éclairer le rapport entre la situation romaine des Dii Consentes et la divinité plurielle grecque des hoi dôdeka.

1°/ Le lieu de culte le plus célèbre des Douze dieux est l’autel qui leur est attribué dans l’Agora d’Athènes. Construit par Pisistrate le jeune entre 522 et 521 avant JC, il fut démonté puis déconsacré en 267 de notre ère[5]. La liste de ces douze divinités n’est pas établie même s’il est d’usage de se référer aux douze divinités affichées sur la frise orientale du Parthénon pour essayer de connaître l’opinion d’Athènes à ce sujet. Les douze dieux seraient alors :

Zeus, Héra, Poséidon, Déméter, Apollon, Artémis, Héphaïstos, Athéna, Hermès, Aphrodite et Dionysos

2°/ Une autre référence majeure aux Douze dieux se trouve à Olympie où six autels auraient été consacrés à des couples de divinités. Selon Pindare[6], ce serait Héraclès en personne qui aurait édifié ce culte. Si la liste athénienne est proche de ce que nous retrouvons plus tard dans le lectisterne de Rome, à l’exception de Dionysos qui est remplacé par Vesta-Hestia, la liste d’Olympie est bien plus étrange puisqu’elle est constituée de :

Zeus Olympios et Poséidon, Héra et Athéna, Hermès et Apollon, Artémis et Alphée, Kronos et Rhéa, Dionysos et les Charites

Nous voyons donc intervenir des divinités plurielles (les Charites), une épiclèse (Olympios), un dieu-fleuve (Alphée) et même des titans (Kronos et Rhéa). Les autres exemples de cultes[7] aux Douze dieux chez les Grecs traduisent cette même diversité dans l’établissement de la liste. Cela signifie donc que les Douze dieux ne sont pas douze divinités spécifiques, mais bien un conseil fluide. Est-ce également le cas pour les Dii Consentes ?

Une origine obscure

Afin de connaître la nature d’une divinité, il nous faut interroger les acteurs qui en pratiquaient le culte. En effet, les Grecs comme les Romains portaient un discours spécifique sur leurs croyances et leurs pratiques religieuses, s’interrogeant sur l’origine historique de ces divinités qu’ils vénéraient. Chez les Grecs, Hérodote est sans doute la source la plus importante puisqu’il s’est proposé d’étudier rationnellement les cultes en recherchant l’origine des traditions helléniques. Pour les Romains, ce sont sans doute Tite-Live et Sénèque qui apportent l’éclairage le plus saisissant sur le rapport de ses contemporains aux prédécesseurs de Rome, les Grecs et les Étrusques. En effet, il est courant de voir affirmer que les Romains n’ont fait que traduire les divinités grecques en latin mais l’origine de leurs cultes est bien plus complexe.

Les Dii Consentes se retrouvaient déjà chez les étrusques en opposition aux Dii Involuti, les « dieux voilés » qui les surpassaient. Ainsi, le conseil des dieux connus n’était pas la forme ultime de la divinité puisqu’il existait auparavant une multitude inconnue de dieux ne pouvant recevoir ni liste, ni dénombrement, mais qui surpassaient par leur puissance, les Dii Consentes. Mais il était plus simple de s’adresser à ces derniers puisque les étrusques disposaient de leurs noms. Certes, ces considérations n’apparaissant qu’entre les lignes des commentaires de Sénèque[8] et il est difficile de savoir précisément la réalité historique du rapport des étrusques à leurs divinités. Néanmoins, par cela nous retrouvons la tentative antique de chercher l’unité dans la diversité des représentations divines polythéistes.

Comment donc comprendre la relation liant les Dii Involuti aux Dii Consentes ? L’hypothèse initiale consisterait à voir deux catégories de divinités. Les premières, les Dii Involuti, seraient cachées, inconnues des Étrusques puis des Romains mais dominant de leur puissance, l’ensemble des dieux possibles du panthéon. Les Dii Consentes seraient alors des divinités intermédiaires liant ce panthéon inconnu aux actions des hommes qui ont besoin de représentations pour pouvoir adresser des cultes spécifiques et utiles à la société. Mais dans ce cas, d’où viendraient les Dii Consentes ? Seraient-ils, eux, issus des Grecs ? Selon Arnobe, les Étrusques eux-mêmes disposeraient d’une liste de douze divinités liées en six couples autour de la figure de Jupiter (Tinia). Mais cette source est tardive puisqu’il s’agit d’un auteur chrétien du IIIe siècle. Nous ne pouvons donc rien affirmer de positif sur cette question si ce n’est que Sénèque considérait l’existence potentielle de divinités inconnues primordiales précédents les dieux connus réunis en conseil.

Un détour chez les Grecs nous permet d’éclairer le rapport entre les Dii Consentes et les Dii Involuti. Hérodote s’interroge dans son Enquête[9] sur l’origine des dieux de la Grèce et en particulier, de leur dénomination. Selon lui, un peuple ancien, les Pélasges, auraient adressés un culte à des divinités multiples dont ils ne connaissaient ni les noms, ni le dénombrement. Ces divinités mystérieuses seraient donc à l’origine de la Religion grecque. Puis, ses prédécesseurs auraient appris des Égyptiens, les théonymes, les noms des grands dieux et les poètes (Homère et Hésiode) leur auraient donnés leurs surnoms, leurs attributs, leurs honneurs et leurs compétences.

    Nous retrouvons donc une forme logique similaire entre le discours porté par Sénèque sur Rome et les Étrusques d’une part et par Hérodote sur la Grèce et les Pélasges d’autre part. Nous devrions alors envisager l’hypothèse suivante : Pour les anciens, leurs prédécesseurs auraient toujours eu un rapport vague à des divinités multiples qu’ils ne connaissaient pas. Alors, par des influences extérieures (les Égyptiens pour les Grecs et les Grecs pour les Romains), ils auraient appris à identifier ces grandes divinités par des théonymes.

Ainsi, les Dii Involuti ne seraient pas d’autres divinités plus puissantes que les Dii Consentes mais une interprétation antérieure, Étrusque, moins informée, du même groupe de divinités. Certes, cette hypothèse demeure invérifiable puisque nous ne connaissons ni le point de vue des Étrusques, ni le rapport entre les divinités grecques, romaines et étrusques. Néanmoins, cela nous permet d’ouvrir un type différent de raisonnement sur le fonctionnement des divinités multiples des Religions antiques.

Pour l’instant, nous n’avions abordé la question que du point de vue des listes en voulant comparer les propositions des Grecs et des Romains. Mais cela s’appuyait sur une hypothèse potentiellement fallacieuse. En effet, pour effectuer un tel travail de comparaison, il faudrait supposer que les dieux sont des figures déterminées, dénombrées et séparées. Alors, à chaque fois que nous tomberions sur une divinité plurielle (comme les Dii Consentes) ou un panthéon, il suffirait de chercher dans notre catalogue des divinités connues pour retrouver les dieux correspondants. Le principe de cette réflexion est donc celui d’une compréhension fragmentaire du Polythéisme. Celui-ci serait, comme son nom semble l’indiquer, un type de religion fondé sur des « briques », des divinités séparés et parcellaires qu’il faudrait agencer pour fabriquer des cultes, des sanctuaires, des poèmes etc… Mais ce modèle nous éloigne de la réalité des sources puisque les divinités plurielles sont des unités et que les divinités simples sont plurielles (par leurs épiclèses par exemple).

Ainsi, depuis Jean-Pierre Vernant[10], nous nous sommes éloignés de l’hypothèse des dieux-personnes pour rejoindre l’interprétation des dieux-puissances. En partant ainsi de divinités primordiales inconnues (les Dii Involuti des Étrusques ou les dieux des Pélasges), nous pourrions voir ces divinités plurielles comme des actualisations spécifiques de puissances mystérieuses qui demeurent fluides et malléables dans leur essence. Ainsi, les Dii Involuti, les Dii Consentes puis les divinités citées dans les listes correspondantes ne seraient pas trois éléments différents mais trois manières d’aborder une réalité commune de la sphère suprahumaine.

Si nous prenons cette hypothèse au sérieux, il nous faut alors poser une question importante : les Dii Involuti des Étrusques sont-ils les dieux inconnus des Pélasges ? Pour y répondre, il nous faut la remettre en contexte. Ici, nous ne parlons ni des Étrusques, ni des Pélasges (ceux-ci sont d’ailleurs un peuple mythique) mais de la vision qu’ont les Romains et les Grecs (par le biais d’Hérodote et de Sénèque) de leur propre origine ancestrale et potentiellement légendaire. Cette question des dieux inconnus ou des Dii Involuti n’est donc pas historique ou cultuelle mais aitiologique.

Au temps d’Hérodote et a fortiori, au temps de Sénèque, les sphères culturelles grecques et romaines ne s’ignoraient pas et les modèles polythéistes ne cherchaient pas l’exclusion mutuelle de leurs systèmes de croyance. Il est donc envisageable de considérer que des historiens ou des philosophes puissent s’interroger sur l’origine commune de divinités par ailleurs distinctes. En imaginant l’existence ancestrale de dieux inconnus, cela permettait de poser un socle commun sans avoir à en spécifier la nature. En d’autres termes, la question de savoir si les Dii Involuti et les dieux mystérieux des Pélages étaient les mêmes est en soi une contradiction puisque la définition même de ces ensembles est d’être inconnaissable.

Pour autant, c’est bien de cette inconnaissable unité que peuvent jaillir des divinités cette fois connaissables. Nous entrons alors dans le domaine de l’anthropologie religieuse et de l’étude archéologiques des cultes, des sanctuaires etc… La multitude se manifeste ainsi que la diversité. Les polythéismes romains et grecs différent sensiblement et s’il est possible d’effectuer des traductions de théonyme comme le fait Hérodote entre les divinités grecques et égyptiennes[11], ce n’est que pour des raisons pratiques, jamais en fonction de dogmes théologiques. Ainsi, l’unité entre les polythéismes ne peut être affirmée qu’en creux, par l’inconnaissance avouée des anciens sur l’origine de leurs dieux.

Un nombre ésotérique

Le problème du nombre douze revient alors. Si nous partons de dieux mystérieux primordiaux et que nous retrouvons ensuite cette pluralité large qui caractérise les polythéismes antiques, comment expliquer l’importance donnée à un groupe particulier ? Et surtout, pourquoi ce groupe devrait-il forcément être composé de douze divinités ?

Nous avons vu qu’à la différence des Romains qui, avec les Dii Consentes, semblaient avoir établi une liste canonique, les Grecs n’accordaient d’importance qu’au nombre douze puisque les listes demeuraient, pour eux, diverses. L’hypothèse d’interprétation la plus naïve serait alors de considérer que Rome ne serait autre qu’une cité grecque parmi d’autre qui aurait établi un pouvoir si massif qu’il aurait supplanté toutes les autres possibilités en faisant de sa liste des douze, un impératif (impérial ?). Mais cela suppose de prendre en compte deux conditions arbitraires. Déjà, il faudrait considérer qu’il est réellement légitime de traduire les noms des dieux grecs par des noms latins. Ensuite, il faudrait admettre que le système polythéiste des Religions romaines et grecques serait identique.

Or, ces deux conditions ne forment que le mode classique d’interprétation des Religions antiques qui a, depuis le milieu du XXe siècle, en particulier avec l’École de Paris, été fortement mis à mal. En effet, si nous considérons cela pour acquis, c’est parce que l’histoire de la recherche sur l’antiquité a débuté à Rome et notre compréhension de la Religion grecque ne s’est construite qu’à partir du point de vue romain, au moins jusqu’à la révolution grecque de 1862 qui a permis de commencer une étude sur le terrain du monde hellénique.  

Néanmoins, il est indubitable que les romains se sont approprié l’héritage culturel grec et que les Dii Consentes sont largement inspirés des modèles helléniques et sans doute en particulier de celui d’Athènes puisque la liste la plus semblable est celle de la frise orientale du Parthénon. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’existait pas de conseil des dieux chez les Étrusques et le témoignage de Sénèque en est la preuve. Il faut donc être prudent et considérer que si Rome a choisi de canoniser une liste en particulier à partir du lectisterne de -217, c’est pour une raison bien précise que nous ignorons.

Néanmoins, le choix du nombre douze n’est pas arbitraire puisqu’on le retrouve dans de nombreux éléments théologiques et culturels comme les signes du Zodiaque déjà connus des Romains à l’époque de la seconde guerre punique. Le sens de ce nombre est donc à retrouver dans la recherche d’unité dans la diversité. Notre hypothèse est donc que les Dei Consentes sont les Dei Involuti vus par les Romains pour les intérêts romains et que les divinités qu’ils contiennent n’ont pas à être nécessairement grecques pour fonctionner à la manière des Douze.

Une cristallisation romaine

Maintenant que nous avons vu ce qui peut relier les Douze dieux grecs aux Dii Consentes romains, il nous faut mettre l’accent sur les éléments qui les distingues. Or, ce n’est pas le contenu de la liste qui permet d’effectuer cette mise en exergue du cas romain puisque la diversité est déjà présente en Grèce. Ainsi, montrer par exemple que Vesta est présente dans le Lectisterne alors que c’est Dionysos qui est affiché sur la frise du Parthénon n’indique en rien que le modèle soit différent puisque c’est la nature de la divinité des Douze dieux d’être singulière en fonction du contexte.

Mais c’est bien le texte de Varron qui nous permettra de résoudre cette énigme. En effet, lorsqu’il propose sa propre liste de divinités agricoles (Jupiter et Tellus, Soleil et Lune, Cérès et Bacchus, Robigus et Flore, Minerve et Vénus, Lympha et Bonus Eventus), il ne se contente pas de l’invoquer comme l’aurait fait n’importe quelle cité grecque dans un culte dédié mais il la place en rapport avec la liste urbaine du Forum, précisant que ce n’est pas la même. C’est comme si lorsqu’Athènes avait voulu inscrire sur la frise orientale du Parthénon, les figures de douze divinités, elle aurait ajouté que celle-ci ne se conformait pas à l’autorité d’Héraclès à Olympie. Cela n’a aucun sens en contexte grec, mais est évident en contexte romain.

En effet, la culture civique romaine est centralisée contrairement à celle de la Grèce qui se caractérise par son morcèlement en une multitude de Cité-États. Il est donc nécessaire que si Rome édicte une liste canonique au point d’édifier un portique sur le Forum, nul dans la République puis l’Empire n’est sensé l’ignorer. Certes, polythéisme oblige, il est toujours possible de proposer sa propre liste comme le fait Varron, mais il doit rappeler que celle-ci diffère du canon urbain.

Ainsi, ce qui caractérise les Dii Consentes, ce n’est pas le fait qu’ils soient douze ou les noms de ces douze dieux mais le fait que ces noms soient canons. Nous retrouvons ainsi la caractéristique romaine de la juridiction civique appliquée au polythéisme. Cela explique également pourquoi un auteur chrétien comme Saint Augustin peut affirmer que « Est-ce une chose supportable que la Félicité n’ait été admise ni parmi les dieux Consentes, qui composent, dit-on, le conseil de Jupiter, ni parmi les dieux qu’on appelle Choisis ? »[12] puisqu’en contexte Grec, il aurait suffi de monter un nouvel autel avec une dédicace à Félicité placée parmi les douze. Mais à Rome, cela n’est pas possible car une fois le culte des Dii Consentes établi sur le Forum, la liste est définitivement clause.

Conclusion

Le problème du polythéisme est souvent caractérisé comme la manière de lier ensemble unité et pluralité. Il est courant de prendre ce problème du point de vue interne d’un polythéisme particulier comme la Religion grecque ou la Religion romaine. Mais dans l’antiquité, ce problème allait au-delà de ces tensions internes puisque le commerce, la guerre et la diplomatie obligeaient les anciens à s’interroger sur les liens qui unissaient leurs divinités à celles des autres peuples de la méditerranée.

Nous avons vu grâce à Hérodote et à Sénèque que le moyen le plus simple d’imaginer cette unité était de supposer l’existence d’une croyance ancestrale en une multitude inconnue de dieux. Puis, chaque peuple, du fait de son histoire et de ses intérêts, aurait extrait de cette multitude mystérieuse, des divinités fluides et plurielles qui auraient formés sa Religion avec ses rites, ses normes cultuelles etc…

Nous avons déduit de cela que la divinité plurielle des Douze dieux, à Rome comme en Grèce, servait de principe d’unification à la diversité des panthéons. Mais là où en Grèce, cette unité se formait grâce à la fluidité de la liste des Douze qui pouvait changer et ne possédait donc aucune valeur normative. À Rome, c’est au contraire la mise en place d’un canon qui a permis l’unification autour de la puissance civique. Les Dii Consentes sont donc le reflet le plus évident du Jus romain, de son droit normatif.

Certes, les listes parallèles demeurent. Aussi bien dans les textes de Varrons que dans les cités grecques acquise à la République puis à l’Empire, mais les Dii Consentes se sont imposés comme modèle inaliénable et cela au point de traverser la disparition des cultes avec la christianisation de l’Empire. En effet, de nos jours ce sont bien aux Dii Consentes que pensent nos contemporains lorsqu’ils entendent parler des anciens dieux. Ironie du sort, la plupart des Occidentaux connaissent cette liste par la transcription en grec des théonymes et les considères comme caractéristiques de l’ancienne Hellade.

Une question subsidiaire demeure. Pourquoi douze ? L’importance de ce nombre est si grande que lorsque Jésus remplaça les dieux à Rome, il vint avec douze apôtres qui siègent à présent invaincus sur la colline Vaticane, si proche des ruines du portique des douze dieux. Cette question dépasse le cadre de cet article car elle demanderait de remonter à la source des Douze dieux grecs afin de chercher ce qu’ils avaient de commun avec les douze tribus d’Israël, les douze signes du Zodiaque, les douze dieux hittites de Yazilikaya, les douze peuples étrusques, ses douze cités etc…

Ilios Balias van Erpers Roijaards

Bibliographie

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DETIENNE (Marcel), L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981

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Puissances divines à l’épreuve du comparatisme: constructions, variations et réseaux relationnels, éd. C. BONNET, N. BELAYCHE, M. ALBERT-LLORCA, et al., Turnhout, 2017

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[1] Arnobe, Contre les Gentils. Livre III, traduction de J. Champeaux, Paris, les Belles Lettres, 2007. III, 40.

[2] Tite-Live, Histoire romaine, traduction de E. Lasserre, Paris, Garnier, 1937.XXII, X, 9. 

[3] CIL, IV, 102.

[4] Varron, Économie rurale, traduction de J. Heurgon et Ch. Guiraud, Paris, Les Belles Lettres, 2003. I, I, 4

[5] Thucydide, Œuvres complètes, traduction de J. de Romilly, Paris, les Belles Lettres, 1953 – 1972. VI, 54, 6 – 7.

[6] Pindare, Olympiques, traduction de A. Puech, Paris, les Belles Lettres, 1922. V, 4 – 7.

[7] Voir Stella Georgoudi, les douze dieux et les autres dans l’espace cultuel grec, Kernos 11, 1998.

[8] Sénèque, Questions naturelles, traduction de P. Oltramare, Paris, les Belles Lettres, 1929. II, 41 : « diis quos superiores et involutos vocant »

[9] Hérodote, L’Enquête, traduction de A. Braguet, Paris, Gallimard, 1985 – 1990. II, 52.

[10] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Etudes de psychologie historique, Paris, Éditions Maspero, 1965.

[11] Hérodote, L’Enquête, traduction de A. Braguet, Paris, Gallimard, 1985 – 1990. II, 42.

[12] Augustin, La cité de Dieu, traduction de M. Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie, 1864. IV, 23.

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