Ô toi, voyageur en visite dans le temple de l’amour, tu as admiré la porte d’Éros, cet antique passage qui mène à autrui sous les impulsions de la vie instinctive. À présent, te voilà en train de fouler le sol de marbre de la nef, te dirigeant vers une porte nouvelle, plus éthérée et imprégnée d’universalité. Sur ton chemin, logée dans une niche du mur oriental, tu peux observer la voluptueuse statue de la divine Aphrodite dont le sentiment fait le lien entre Éros et Agapè. Quelques pas de plus et te voilà devant le portail majestueux. Ses battants en bois clair d’olivier sont décorés de deux bassins où se déverse l’eau pure s’écoulant depuis le sommet de la porte. Là-haut, un ciel ouvragé est sculpté dans le bois, de doux chérubins y figurent, portant des amphores faisant pleuvoir un torrent de vertus dans les bassins de la vie humaine. Le verrou en argent est scellé d’une clef brillante dont les arabesques reproduisent la complexité du chemin devant mener à l’ouverture de ce divin passage.

D’Éros à Agapè, la force est remplacée par la tendresse
Éros est un dieu si primitif que son évidence saute aux yeux de tous les mortels. Cet instinct de désir, ce feu intérieur qui anime nos pulsions et nous conduit à la puissance est présent chez tous les êtres animés, permettant le maintien et le développement de la vie. Pourtant, il apparaît que dans une relation, le désir laisse souvent place à un sentiment romantique. Ainsi, Éros fait un pas en arrière pour permettre à Aphrodite d’exprimer sa beauté. Lorsque nous quittons les pulsions du corps pour nous laisser envahir par des sentiments d’amour, nous touchons un degré plus céleste de la relation à autrui.
Celui-ci se caractérise par l’opposition de deux tendances : la volonté d’aimer et celle d’être aimé. Éros ne s’embarrassait pas de telles considérations, se contentant de ressentir les vertus d’autrui pour faire naître un sentiment débordant de désir qui enflammait notre âme afin de nous conduire à l’action. Mais lorsque l’amour romantique apparaît, nous commençons à nous poser la question de l’altérité. Qui suis-je ? Qui est l’autre ? Est-il plus important d’aimer, ou d’être aimé ? Une hypocrisie fondamentale consiste à penser que cet amour peut-être à sens unique comme le faisait remarquer Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles : « Dieu lui-même ne fait pas exception ici. Il est loin de penser : « Si je t’aime, est-ce que cela te regarde. » — Il devient terrible quand on ne le paye pas de retour. » C’est pourquoi dans son hymne consacré à Aphrodite, Sappho en appelait à la déesse pour que son amour soit réciproque :
Quel désir ardent travaillait mon cœur insensé :
« Quelle est donc celle que, de nouveau,
Tu supplies la Persuasive d’amener vers ton amour ?
Qui, ma Sappho, t’a fait injure ?
Parle : si elle te fuit, bientôt elle courra après toi ;
Si elle refuse tes présents, elle t’en offrira elle-même ;
Si elle ne t’aime pas, elle t’aimera bientôt,
Qu’elle le veuille ou non. »

Aphrodite est la terrible déesse qui cause la souffrance de ne pas être aimé par celui ou celle que l’on aime…
Ainsi, dans un amour romantique, Éros est complété par la volonté d’être aimé. Il s’agit donc d’un sentiment tourné vers soi-même tout autant que vers autrui. Mais il a pour mérite d’élever le désir au niveau de l’âme, quittant ainsi la prison de chaire pour emmener la pensée vers d’autres horizons. En pensant à cette doctrine de la réciprocité, nous pouvons pourtant commencer à imaginer un amour différent, inconditionnel, qui ne demanderait alors pas le concours d’autrui mais se porterait simplement dans notre âme propre. Ainsi, nous pourrions aimer sans même que l’autre ne sache que nous existons. Ainsi apparaît la deuxième porte nommée Agapè. C’est elle qui pourra nous mener au-delà de l’amour individuel et nous permettre de penser autrui, non pas en tant que quelqu’un en particulier, mais en tant qu’un représentant de l’humanité en général. C’est pourquoi l’Agapè est la force qui lie charité, miséricorde et tendresse.
Il est à présent évident que le dieu se rapportant à l’Agapè est celui qui acquit à travers la figure de Jésus de Nazareth, la qualité d’être unique et suprême, le Christ du deuxième monothéisme abrahamique. Ainsi, lorsque nous entendons dire que « Dieu est amour », nous n’entendons évidemment jamais la définition érotique de l’amour, ni sa version romantique mais bien celle de l’amour inconditionnel envers l’humanité. Cependant, la découverte de cette forme nouvelle de l’amour vient avec un problème épineux, celui du détachement vis-à-vis de l’autre. En effet, celui qui aime selon l’Agapè, aime-t-il l’autre ou aime-t-il l’amour ? Ce problème apparaît le plus clairement lorsque nous pensons à la religion chrétienne. Celle-ci prône l’amour d’autrui mais en même temps, suppose que nous aimons à travers le Christ. Il ne faudrait donc aimer que le Christ, c’est-à-dire, l’amour. Comment alors différencier l’idolâtrie chrétienne du fait de véritablement être le disciple de Jésus ?
Ce problème trouve sa meilleure représentation dans les légendes arthuriennes avec les personnages de Lancelot et de son fils, Galaad. Comme tous les chevaliers de la table ronde, ces deux héros sont à la recherche du Graal, l’amour universel. Lancelot est amoureux de Guenièvre et c’est cet amour terrestre qui l’empêche de trouver la coupe sacrée. Inversement, Galaad dit le « pur », est chaste et devient donc celui qui réussit la quête du Graal. Il y aurait donc une opposition entre deux idéaux-types. Lancelot représente l’amour courtois à l’ancienne, la recherche de la demoiselle à sauver, la chevalerie du haut moyen-âge encore polythéiste et adorant Aphrodite. Galaad représente quant à lui l’idéal des croisades et des ordres de chevalerie monastiques comme les templiers ou les hospitaliers. Or, nous savons que cette version des légendes arthuriennes est tardive, Galaad n’apparaissant pas dans les écrits plus anciens de Chrétien de Troyes ou de Robert de Boron. Il s’agit alors d’une récupération du mythe par des moines cisterciens qui cherchait à produire un nouvel idéal de chevalerie à destination de l’aristocratie.

L’amour courtois était le Graal de l’ancienne chevalerie
En effet, une guerre froide ourdissait dans les coulisses du christianisme occidental durant la période médiévale. La noblesse, germanique ou romaine, gardait des valeurs issues des anciens temps là où l’Église cherchait à établir une doctrine plus radicale et tournée vers la vie spirituelle. D’un point de vue social, les frères ainés de l’aristocratie récupéraient les titres et la puissance temporelle là où leurs cadets devaient rejoindre les rangs de l’église, perdant richesse et honneur. Ainsi, l’Église cherchait à assujettir la noblesse de telle manière à renverser la hiérarchie entre l’ainé et le cadet au sein des fratries. C’est dans ce contexte que l’opposition entre l’amour courtois et l’amour spirituel a pu se développer jusqu’à son paroxysme.
D’une part, la noblesse favorisait l’amour courtois et cela pour deux raisons. Premièrement car la tradition de ces familles allait souvent au-delà du christianisme et plongeait ses racines dans des cultures antiques qui, bien que disparues, perduraient au sein des valeurs. N’oublions pas qu’un titre de Baron est issu de l’appellation Beorn, « homme-guerrier » chez les Celtes et un titre de Comte est issu des Comitis, les compagnons de l’empereur de Rome. Deuxièmement, c’est l’amour courtois qui permet de justifier le mariage et ainsi la transmission des biens et des titres à un degré supérieur à la simple utilité.
D’autre part, l’Église préférait un amour spirituel, universel et égalitaire qui permettait d’éliminer la hiérarchie au sein de la société. En effet, par l’amour courtois, tourné vers l’individu, la noblesse pouvait justifier des sentiments supérieurs envers certains Hommes plutôt qu’envers d’autres. Le cœur permettait donc le maintien d’une séparation au sein des êtres humains (en particulier, une séparation de classe justifiée sentimentalement). En favorisant l’amour universel, l’Église allait à l’encontre de cette supériorité de la noblesse rappelant qu’il faut aimer tous les êtres humains (et encore plus les pauvres). Bien évidemment, tout cela sous la houlette de ceux qui maitrisent réellement cet amour, c’est-à-dire les prêtres.

La nouvelle chevalerie des ordres monastiques trouvait son Graal dans la chasteté et la religion
Mais cette guerre entre le Pape et l’Empereur, entre le spirituel et le temporel, entre l’amour courtois et l’amour spirituel fait entièrement fi du message du Christ lui-même, oubliant la notion d’Agapè pour opposer le romantisme à l’idolâtrie religieuse. En effet, si nous revenons à la question de l’amour universel, il nous faut comprendre que la négation des amours particuliers n’est qu’une phase initiatique au sein du mouvement de l’Agapè. Lorsque Jésus affirme en Luc, XIV, 26 que nous devons renier notre père, notre mère, notre frère et même notre propre vie, il ne faut pas penser cela comme une contradiction vis-à-vis de la célèbre sentence « Aimez-vous les uns les autres » mais comme un moyen d’y parvenir.
En effet, l’Agapè cherche à retrouver l’aspect universel de l’amour, détaché de tout ce qui pourrait y porter ombrage. Ainsi, lorsque nous aimons notre frère parce qu’il est notre frère, nous n’aimons pas l’individu mais la fraternité. Lorsque nous aimons une femme parce que nous la désirons, nous n’aimons pas cette femme mais Éros. Et de la même manière, si nous aimons un pauvre parce que la Bible nous dit d’aimer un pauvre, nous n’aimons pas le pauvre mais l’idole « Jésus ». Ce reniement universel permet donc de purifier l’amour de toutes ses illusions pour apprendre à voir l’autre tel qu’il est. L’Agapè est donc le mouvement visant à se séparer de ces illusions pour reconnaître l’autre dans sa particularité profonde, en tant qu’individu et non en tant que relation vis-à-vis de nous-même.
C’est pourquoi, selon moi, ni Lancelot, ni Galaad n’ont pu trouver le Graal de l’Agapè. Le premier a échoué car son obsession romantique envers Guenièvre a brisé la table ronde, lui faisant oublier les autres personnes qui l’entourait pour se contenter d’un amour romantique fantasmé. Le second, car il a oublié les hommes et s’est perdu dans les valeurs abstraites. Ni la noblesse, ni l’Église n’ont ainsi pu résoudre le problème posé par Jésus de Nazareth mille ans plus tôt et c’est cet échec qui entraina leur perte. Celui qui ressent l’Agapè ne ressent donc pas le même amour pour chaque personne qu’il rencontre mais reconnaît justement qu’il ressent un amour incommensurablement différent pour chacun, car chaque être humain est unique. C’est donc cette incommensurabilité qui permet de penser l’humanité, de s’éloigner de la hiérarchisation des êtres humains selon une valeur absolue (l’argent, la noblesse, la beauté etc…) tout en ne tombant pas dans la caricature de la normalisation et de la standardisation du sentiment.
La porte menant au Christ est à présent ouverte, ses eaux émanant de notre cœur se répandent sur la terre. Les chants des Chérubins expriment la joie de la résurrection, nous faisant ainsi oublier les souffrances de la passion. Le royaume promis pas Jésus de Nazareth est devant nos yeux, il nous suffit de nous tourner vers l’autre, de le regarder tel qu’il est et de reconnaitre en lui le Christ. En cet instant, les voiles du temple de l’amour commencent à osciller, poussés par les vents qui, issus de l’extérieur, vont et viennent entre la porte d’Éros et celle d’Agapè. Mais déjà une nouvelle chaleur attire notre regard, entre ces deux seuils dont nous avons descellé les verrous apparaissent les rayons ardents d’une nouvelle porte d’Or, celle de la Philia.
Cet article est le troisième d’une série consacrée aux origines de la politique dans notre rapport initial à l’autre.