Philia, le sentiment fondateur

« Je suis le porteur de lumière. Celui qui, ayant gravé la montagne, s’est extirpé du marais nauséabond de la matière pour voler au-dessus des pics. J’ai vaincu la chair et maintenant mon esprit aperçoit l’amour sacré et inviolable des âmes immortelles. » Ainsi tonne la voix de l’adepte qui, dans son temple, a réussi à ouvrir la porte d’Agapè à la suite de celle d’Éros. Le sentiment de plénitude que les vents issus de l’amour christique entrainent dans l’âme font dériver celle-ci vers une adoration sans borne de l’altérité où l’égo se perd dans l’immense océan d’une humanité infinie. « Tant d’êtres à aimer, tous si différents, tous si beau et moi qui ne suis que le réceptacle de cet amour sans borne. » Après ces premiers moments d’euphorie, l’adepte voit apparaître la souffrance des autres, il prend alors conscience de sa petitesse face à l’immense tache que requiert l’amour inconditionnel. Mais la porte d’Agapè, une fois ouverte, ne peut être refermée.

L’adepte est alors confronté à un choix. Demeurer là, bouche bée devant la souffrance du monde, lentement écrasé par la croix que porte l’humanité ou se lever et tourner son regard vers l’Est d’où émane une lumière différente, une force ardente qui pourra le soutenir dans sa tache nouvelle. Son regard tombe alors sur une immense porte d’Or nommée Philia. Ses battants monumentaux sont sculptés de figures humaines, d’esprits héroïques et pourtant connus. Pour chacun d’entre-nous, ce sont nos proches qui apparaissent, gravés dans l’or. Ce métal pulse d’une chaleur solaire, illuminant le temple des rayons de la gloire éternelle. En haut trône l’astre radieux dont le regard se plonge en nous pour réveiller nos instincts divins. Quiconque l’aperçoit se sent alors saisit d’une volonté sans faille et de la certitude de sa propre invincibilité. Les poignées de l’ouvrage divin ont l’apparence de mains tendues qu’il nous suffirait de saisir pour en desceller le mécanisme.

La porte d’Or est la Philia, l’amitié solaire qui unie les âmes héroïques

Philia est un sentiment que nous traduisons souvent par le mot « Amitié » mais les définitions courantes de ce dernier tendent à nous faire perdre de vue la hauteur sublime de ce qu’est réellement cette valeur. En effet, la Philia prend racine dans la matière et s’étend jusqu’aux limites insondables de l’abstraction la plus haute. Au sens matériel, ce partage correspond à une communauté d’intérêt entre deux individus. Nous retrouvons donc la nourriture avec les termes de « copain » ou « compagnon » (celui avec qui nous partageons le pain) et l’abri avec le « camarade » (celui avec qui nous partageons la Camera, la chambre). Mais, comme dans le rituel chrétien de la communion, le pain n’est pas simplement une nourriture visant à satisfaire un besoin mais un symbole. En effet, nous ne dirions pas que celui qui nous vend le pain dans une boulangerie est notre compagnon, même s’il mange le même pain. En effet, la relation qui nous lie au boulanger est alors commerciale et il n’y a pas de communauté des intérêts, et s’il pouvait nous vendre sa marchandise plus chère, il le ferait sans hésiter.

À un degré plus élevé, il nous faut donc rechercher ce qui nous permet de dépasser l’idée d’un intérêt personnel pour pouvoir partager le pain sans que cela ne soit considéré comme une souffrance ou un sacrifice de l’égo. L’exemple le plus poétique de cet état de fait nous provient de la légende entourant Alexandre le Grand. Il est dit qu’après qu’il ait vaincu le grand roi perse Darius, la femme de ce dernier partit se jeter aux pieds du jeune empereur macédonien pour le supplier de l’épargner. Mais, ne connaissant pas le visage de celui-ci, elle se serait trompée et devant toute la cour, aurait baisé les pieds d’Héphaïstion, le meilleur ami d’Alexandre. Un silence terrorisé aurait alors figé l’assemblée, craignant que le jeune roi ne se retourne par jalousie contre la femme ou pire, contre son propre compagnon. Pourtant, l’empereur posa alors la main sur l’épaule d’Héphaïstion et dit : « Lui aussi est Alexandre ». Par cette simple phrase, le Lion de Macédoine incarne alors une figure de la Philia montrant que l’amitié est « une âme en deux corps ». Cette doctrine aurait, par ailleurs, été enseignée aux deux amis par leur maitre Aristote qui, s’inspirant des héros Achille et Patrocle, aurait érigé la Philia au sommet des valeurs éthiques. Ainsi, ce qui, matériellement, ne correspondait qu’à la communauté des intérêts s’érige au degré d’une fusion mystique lorsque nous l’appliquons à l’âme elle-même.

Un sentiment de terreur peut alors envahir celui qui projette son esprit dans la pensée d’un tel amour où l’individualité semble s’abimer dans l’altérité. Si Héphaïstion est aussi Alexandre, Héphaïstion existe-t-il encore où n’est-il plus qu’une excroissance de l’Empereur ? Comme toutes les pensées divines de l’antiquité, le paroxysme d’une idée se situe toujours dans son juste milieu. Un défaut serait ici l’absence de fusion, un excès, la perte d’individualité. Le juste milieu est donc la création de quelque chose de plus. La Philia apparaît alors comme un processus de naissance, la création d’une entité supérieure aux individus humain à l’origine de sa génération.

L’amitié est une âme en deux corps

Reprenons l’exemple des légendes arthuriennes, si Arthur, Perceval, Bohort ou Yvain sont à la recherche du Graal, leur œuvre commune est en réalité la Table Ronde elle-même. Cet ordre de chevalerie est alors le symbole de la Philia et certains pourraient aller jusqu’à affirmer que la Table Ronde EST le Graal. En effet, reprenons chacun des éléments qui la constitue. D’abord, sa forme permet de penser l’égalité de ceux qui s’y assoient car alors, personne ne peut être laissé à un coin de la table et personne ne peut y trouver une place d’honneur qui en ferait une structure pyramidale. Ensuite, sa nature fait de chacun de ses membres, quelque soit son origine, des Seigneurs à part entière.

Mais que signifie donc cette appellation ? Dans les épopées homériques, les héros pouvaient être, d’un point de vue social, des guerriers, des sages, des poètes ou même des propriétaires terriens tout en représentant, d’un point de vue théologique, le point médian entre les dieux et les hommes. Ainsi, dans la Grèce archaïques, le terme de héros était un synonyme de Seigneur et signifiait l’importance divine d’un homme en particulier. Par ailleurs, il existe un équivalent antique aux légendes arthuriennes : le mythe des Argonautes. Le Graal est alors la toison d’Or, Arthur est Jason et la Table Ronde, le navire « Argos ». Tous les membres de l’équipage sont alors des Héros, des Seigneurs, du fait même de leur participation à la quête. Ainsi, la Philia fait de ses membres des incarnations du divin parmi les hommes, leur octroyons gloire et pouvoir.

Pourtant, l’interprétation visant à faire de la Table Ronde, le Graal lui-même est une erreur car alors le mouvement deviendrait impossible. En effet, la quête est une recherche dont la Philia est le moteur, mais s’il n’y a rien à rechercher, ou plutôt, si nous possédions déjà ce que nous cherchons, nous n’aurions plus besoin de moteur. Les chevaliers de la Table Ronde se doivent donc de rechercher le Graal pour entretenir la Philia. Retrouvons donc notre adepte qui dans le temple de l’amour, ploie sous la souffrance du monde en provenance de la porte d’Agapè. Il a, à présent, entre-ouvert la porte de la Philia et en émane une énergie nouvelle, un pouvoir partagé qui lui permet de se révéler et de supporter le poids de la croix. Pourtant, l’équilibre n’est alors que précaire car la Philia n’est pas encore perçue comme un sentiment à part entière, mais un outil visant à servir l’Agapè. La porte est descellée, mais les battants restent bloqués, une lumière s’en échappe mais il est encore trop tôt pour la considérer comme ouverte.

La Philia ne peut exister qu’en vertu d’un idéal commun

Reprenons donc au point où la Philia était considérée comme la fusion de plusieurs individualités permettant de donner naissance à quelque chose de plus haut. Nous avons vu que l’esprit particulier de chacun des membres se doit de demeurer présent et ne pas s’effacer au profit de la collectivité et cela pour trois raisons. D’abord, car cela ne serait pas un développement de l’âme mais un remplacement d’un type de comportement (individualiste) par un autre (collectiviste). Ensuite, parce que chaque individu au sein du groupe doit pouvoir apporter quelque chose de particulier et donc se différencier des autres. Enfin, car cela nierait la liberté individuelle de l’Homme ce qui est contraire au principe même à l’origine de la Philia (nous reconnaissons l’autre parce qu’il est libre et c’est pourquoi il est dit que les chevaliers de la Table Ronde sont des seigneurs et non des serfs).

Pourtant, quelque chose de plus apparaît qui appartient communément à chacun des membres au point que ceux-ci se reconnaissent vis-à-vis de cet objet partagé et reconnaissent leurs amis dans cet objet. Nous pouvons donc dire que la Philia est une partie impersonnelle de l’âme partagée par plusieurs individus au point que lorsque leur conscience s’élève à ce niveau, ils semblent oublier qu’ils sont des personnes différentes. La Philia est donc bien une fusion des âmes mais elle ne s’infiltre pas dans toutes les parties de la personnalité, laissant à chacun sa liberté personnelle, ses aspirations, ses vertus etc…  En somme l’entièreté de ce qu’il était avant. C’est pourquoi, ce sentiment est un développement de l’âme, il ne remplace pas l’état précédent mais l’augmente par un ajout d’autre chose. Ainsi, paradoxalement, cet ajout entretien l’égo individuel car il nourrit d’une énergie nouvelle ses aspirations et sa volonté.

Afin d’atteindre cet idéal, nous devons savoir le reconnaitre et le rechercher dans nos relations les plus proches. La première étape est toujours celle d’un vœu de loyauté. En effet, nous sommes des individus mortels et faillible, nous changeons au cours du temps à la fois du fait de notre propre volonté et par les influences de notre environnement. Ainsi, lorsqu’un ami se perd dans ses comportements ou dans sa moralité, notre devoir n’est pas de l’abandonner mais de l’aider à sortir d’une situation insoutenable. En effet, notre personnalité n’est pas nous-même mais l’apparence changeante que nous revêtons durant un laps de temps limité. Notre Philia ne doit donc pas s’appliquer à ces objets changeants mais à l’âme immortelle qui se cache sous ces habits éphémères. La deuxième étape est la recherche de la réciprocité du sentiment. Chaque relation humaine est unique et nous ne pouvons pas appliquer à la Philia un regard standardisé, une émotion normale. Au cours du temps, nous apprenons donc à adapter notre sentiment vis-à-vis de celui que nous appelons « ami » afin d’obtenir un équilibre toujours plus élevé. N’oublions jamais que les sentiments eux-mêmes sont éphémères et sous la direction de notre esprit. Celui qui poursuit la Philia n’a donc pas à rechercher une réciprocité de fait mais travaille à celle-ci par sa volonté propre. La troisième étape est alors le dépassement du sentiment afin que la Philia puisse travailler d’elle-même, en dehors de notre volonté. Nous nous détournons de notre ami pour ne plus lui faire face mais pour avancer côte-à-côte vers un idéal extérieur.

La Philia est aux amis ce que l’Olympe est aux dieux

Telle est donc la valeur propre de la Philia. Elle apparaît comme une synthèse de l’Éros et de l’Agapè. Au premier, elle emprunte le caractère humain et particulier de l’amour ainsi que sa faculté à générer la puissance d’action individuelle. Au second, elle prend le caractère céleste et éthérée qui lui permet d’inspirer l’humanité entière par sa simple existence. Là où l’Agapè était tourné vers tous, là où l’Éros semblait accaparé par un corps unique, la Philia permet de penser un petit groupe, une unité première en mesure de conquérir l’univers. Cette communauté d’amis acquiert un caractère solaire et créateur d’où émane une volonté sans borne à même d’accomplir n’importe quelle quête. Parmi celles-ci nous avions déjà abordé l’impératif de l’Agapè visant à soutenir la croix de la souffrance humaine. Mais lorsque la porte d’Or est ouverte, la puissance sans fin qui en échappe rend risible ce qui apparaissait précédemment comme un poids insurmontable. La croix peut être hissée au sommet du Golgotha et le soleil peut renaître après la nuit pour dispenser ses rayons dans toutes les directions du ciel.

Nous pouvons à présent jeter au sol cette robe d’adepte qui encombrait notre âme et nous donnait l’apparence d’un moine ébahi. Dans le temple de l’amour, les trois portes de l’Est sont ouvertes et les rayons du soleil levant baignent à présent l’enclave sacrée. Éros, Philia et Agapè, les trois sentiments qui nous dirigent vers autrui, les trois portes qui mènent en dehors de nous-même révèlent un paysage divin. Nous pourrions alors sortir du temple, explorer les plaines de la puissance, les montagnes de la création et les plages de la tendresse mais derrière nous attendent encore d’autres passages. Il n’y a en effet pas que la chaleur du sentiment qui puisse nous conduire à l’autre, les formes froides du devoir sont aussi des passages à l’origine de nos communautés humaines. Tournons-nous donc vers l’Ouest, mes amis, et allons affronter Xenia, Storgê et Treskeia, ces trois portails glacés qui forment les piliers des cités.  

Cet article est le quatrième d’une série consacrée aux origines de la politique dans notre rapport initial à l’autre.

Introduction, la naissance de la politique

Éros, la forme primitive de l’amour

Agapè, l’amour menant au Christ

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