L’universel est ineffable. Il existe dans notre esprit comme un souffle, une inspiration évoluant selon ses propres règles qui ne dépendent ni de la logique, ni d’aucun de nos modes d’expression possible. Le rapport qui nous lie ainsi à ces principes universaux est donc le mystique et demeure caché dans les profondeurs de notre âme. Pourtant, les artistes, les philosophes, les poètes et les prophètes tentent tous de saisir l’universel pour le transmettre à l’humanité. Chacune de ces professions évoque donc une modalité particulière de transcription du sentiment mystique. Mais comme le dit l’adage, traduttore traditore, « le traducteur est une traitre » et ce qui est vrai pour la traduction entre les langues l’est d’autant plus pour la traduction de l’ineffable en un langage exprimable. Toutes les manières que nous avons saisies jusqu’alors de notre rapport à autrui, toutes les portes qui conduisent au dehors du Temple du Cœur, sont autant de modalités particulières de l’expression du sentiment ineffable d’Amour. Mais ce qui semble impossible à la raison est une cause de révolte pour le sentiment et la gloire revient à ceux qui, malgré la difficulté de la quête, entreprennent tout de même d’en parcourir le chemin, quand bien même ils ne pourraient arriver à son terme.

La Koinonia est le principe ineffable et universel de l’amour
Le Temple du Cœur est donc à présent ouvert à tous les vents de l’Est et de l’Ouest, de l’actif et du passif. Seules les portes du midi et du septentrion demeurent encore scellées. Elles sont respectivement l’expression du particulier absolu et de l’universel absolu, transcendant ainsi l’action et la passion pour révéler la nature inaltérée de l’Amour. L’homme qui a établi sa demeure sous les voiles éthérés de l’âme porte son regard sur les ouvertures sacrées du temple. Il tourne autour de l’autel situé au centre de l’octogone. Douze fois, ses pas lui font traverser la ligne séparant le sol dallé de marbre noir de la lune occidentale et le sol dallé de marbre blanc du soleil oriental. À la treizième rotation, son mouvement s’interrompt. Il est à présent au Nord de l’autel et avec grâce se tourne vers la gauche pour faire face au septentrion. Devant lui s’élève la porte de Koinonia, l’universel absolu. L’édifice est construit en obsidienne, une pierre volcanique aussi noire que les abysses. Sa surface polie reflète la lumière des cierges qui brûlent dans le temple. Ces milles petits points brillent dans les ténèbres comme les étoiles dans la nuit. La porte monumentale recouvre la totalité de la face Nord du temple. Sur les deux battants, de fines lignes creusées dans la pierre partent vers l’Est et vers l’Ouest, comme pour irriguer les autres portes de la vérité qu’elle contient. Le maitre du temple avance alors son pied droit pour s’approcher de l’ouverture. Un pas, puis deux, puis trois. Il s’arrête et ses sourcils se froncent. Il a beau avancer, la porte semble rester à la même distance. Appuyant vigoureusement sur les dalles noires et blanches, il s’élance vers l’avant, courant de toutes ses forces pour rejoindre Koinonia. Une heure s’écoule et l’homme, épuisé, s’effondre à genoux, les mains posées sur le sol et des gouttes de sueur tombant de son front. Levant les yeux, il voit que la distance le séparant de la porte n’a pas changée.
Lorsque nous recherchons la nature essentielle de l’amour, nous nous heurtons à la difficulté que cachent toutes les idées abstraites, il est impossible d’en établir une définition universelle. Pourtant, cela n’est pas la faute de l’amour mais la limite de la définition. Même le mot « d’amour » est limité. Exprimer ce sentiment à travers ce terme nous limite à des préconceptions culturelles comme l’amour romantique, l’amour familial ou l’amour chrétien tout en nous faisant oublier l’amitié, le désir, l’hospitalité et le respect. De même, le qualifier de « sentiment » nous éloigne de sa face idéale et métaphysique pour ne le rapporter qu’à un aspect intérieur et passionnel. Vouloir définir l’amour ou même le nommer nous oblige donc à le limiter là où sa nature voudrait qu’il soit infini. Mais il y a une réponse facile que le vulgaire brandit pour résoudre cette quête impossible : « Évidemment que l’amour ne se pense pas ! Il faut le vivre ! ». Ce que cet homme oublie, c’est que notre vie elle-même est limitée par le temps, par nos rencontres, nos expériences, nos blessures et nos joies. En abandonnant ainsi la réflexion, nous perdons notre capacité à chercher plus loin des connaissances et des expériences nouvelles. Il ne suffit pas, en effet, de croire qu’on a trouvé l’amour véritable pour faire taire la petite voix qui nous murmure à l’oreille : « Et si cela n’était qu’une illusion ? Et si ce que tu vis maintenant n’était que le vestibule de quelque chose de plus grand ? ».
Ainsi débute la quête de la Koinonia. Par une aporie, un saut dans le vide de l’âme. Quand nous cherchons à saisir l’amour universel par la pensée, il se réfugie dans l’expérience de la vie. Quand nous cherchons à le vivre, il part dans la pensée pour nous amener plus loin et plus haut. Nous sommes donc comme Tantale aux enfers, plongés dans un lac jusqu’à la ceinture et assoiffés, à une longueur de bras d’une branche de figuier couverte de fruits juteux mais affamés. Sitôt que nous plongeons nos mains dans l’eau pour nous désaltérer, elle se mue en sable. Sitôt que nous tendons nos doigts vers un fruit, le vent emporte la branche au loin. Comme Faust, malgré des connaissances infinies, nous demeurons ignorants et seuls. Nous pourrions réciter du fond de notre cœur, tous les poèmes romantiques jamais écrits. Nous pourrions décrire avec exactitude les mécanismes biologiques qui entrainent le transport des hormones qui explique physiquement le sentiment d’amour. Nous pourrions même provoquer ce sentiment par un filtre magique sans que cela ne nous rapproche un tant soit peu de l’amour universel. De même, nous pourrions passer notre vie à poursuivre des conquêtes amoureuses mais alors nous serions toujours insatisfaits. Nous pourrions trouver l’âme sœur mais le deuil et son anticipation sera dévastateur. Nous pourrions quitter le monde des hommes pour n’aimer que Dieu mais le doute de l’erreur et de la fuite restera en travers de notre gorge. Telle est donc la noirceur de la nuit où s’est forgée l’Amour.

Le recherche de l’absolu conduit l’esprit sur les sentiers du doute
Hébété, l’homme est prostré contre le sol. Il inspire, puis expire, laissant l’air emplir ses poumons. Six cycles se complètent et au septième, son esprit retrouve sa clarté. Il se redresse, toujours à genoux et assis sur ses talons. Son buste est droit, ses mains posées sur ses cuisses. Il ferme les yeux et réfléchit. Un navire à voile ne peut aller contre le vent. Il doit effectuer une manœuvre consistant à aller à bâbord puis à tribord afin de remonter au près. Cette allure si particulière demande de calculer sa trajectoire pour anticiper une force contraire en s’en approchant sans pour autant l’affronter en tête à tête. L’homme ouvre alors les yeux. En regardant vers sa gauche, il voit la porte de Xenia grandement ouverte sur l’hospitalité. En regardant vers sa droite, c’est la porte d’Agapè qui accueille les hommes, étendant l’amour au-delà des frontières par la force de la charité. Une force passive et une force active, toutes deux tendues vers l’universel mais teintés par les rayons du soleil et de la lune. L’homme se lève alors et d’un pas assuré, se dirige vers la porte d’Agapè. À quelques pieds de celle-ci, il change de direction et remonte vers Xenia. Ayant atteint l’extrémité Nord de l’ouvrage, il se retourne à nouveau vers Agapè et avance vers elle sans détourner son regard. Après quelques pas, alors que son pied gauche est encore posé sur les dalles noires de la lune, son pied droit atterrit sur les dalles blanches du soleil. Derrière lui se trouve l’hospitalité, devant lui, la charité. Il lève alors le bras gauche et du bout des doigts effleure la porte de Koinonia.
Lorsque Socrate entreprit de questionner les athéniens sur leurs croyances, il se rendit compte que les hommes ne savaient que peu de choses. Ils affirment détenir la vérité mais quand leurs opinions sont soumises à un questionnement approfondi, leur solidité s’effondre et avec elle, toute forme de certitude. Mais l’objectif de Socrate n’était pas de désespérer ses contemporains, bien que ce fut, malgré lui, le résultat de son action, le conduisant à la mort. Il cherchait à éliminer les opinions fausses pour remonter vers la vérité. Ce mouvement introduisit dans le monde la notion de dialectique. Ainsi, seul le mouvement de la pensée par l’inclusion de plusieurs protagonistes permet de trouver l’essence même des idées. Ici, les deux thèses opposées qui conduisent à la Koinonia sont la Xenia et l’Agapè que nous pouvons traduire grossièrement par l’hospitalité et la charité. Toutes deux s’opposent aux portes plus méridionales dans le fait qu’elles concernent la totalité des individus humains qui peuvent entrer en relation avec nous. En d’autres termes, une relation d’amour universelle, c’est-à-dire un rapport universel à autrui doit être déterminé comme concernant n’importe quel être humain et n’exclure absolument personne.
Mais la manière par laquelle nous devons appréhender cet amour change en fonction de notre perspective sur nous-même. Si nous le recherchons activement, alors il nous porte vers autrui et nous demande d’aider ceux qui en ont besoin. Nous guérissons les malades, nous donnons aux pauvres, nous soutenons ceux qui sont malheureux, nous écoutons ceux à qui personne n’a donné la parole. Si nous voulons faire de cet amour une seconde nature, sans que l’action consciente ne soit en jeu, nous ouvrons alors nos portes à l’hospitalité. Vient en premier la porte de notre maison où l’étranger peut trouver refuge. Puis la porte de notre âme où nous acceptons de reconnaître l’humanité de ceux qui n’appartiennent ni à notre clan, ni à notre nation, ni à notre religion, ni à notre culture. Enfin, nous ouvrons la porte de notre esprit pour que celui qui n’est pas nous puisse agir en nous en enrichissant nos connaissances de l’immense diversité humaine. Activité et passivité nous approchent donc pas à pas de notre objectif d’amour universel, de Koinonia.
Mais une opposition demeure. Celui qui agit pour cet amour universel le fait en vertu d’une identité qui lui est propre, celle d’une reconnaissance positive d’un concept universel. Ce concept d’action universel est alors le propre d’un grand nombre de traditions différentes. L’extension de l’amour du Christ, la défense des droits de l’homme, la charité qu’impose la charia, la compassion des bouddhistes sont autant de raisons d’effectuer des actions humanitaires. Pourtant, ce sont souvent dans ces communautés que naissent les graines de la discorde car les oppositions empêchent alors de recueillir le fruit de la pensée d’autrui. Certes, l’objectif est partagé mais combien de guerre ont été menées au nom du Bien ? Comme le dit le proverbe, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Mais une tension trop grande vers la pure hospitalité empêche également d’atteindre l’amour universel car alors l’action devient impossible. Le mouvement permanent du voyageur l’amène à une connaissance dynamique et croissante, il devient comme une feuille dansant dans le vent, transporté de part et d’autre par la multiplicité des cultures et des peuples. Accueillir l’infinité de la diversité dans son esprit conduit à une paix merveilleuse mais empêche de construire une identité suffisamment forte pour asseoir sa charité.
Ainsi, ce sont deux mouvements opposés qui conduisent à l’universel. Par la passivité, nous sommes amenés à une diversification infinie des pensées. Nos connaissances se multiplient tout comme les dieux sur l’Olympe et à chaque nouvelle rencontre, à chaque nouveau voyageur entrant dans notre demeure, à chaque nouveau voyage nous faisant découvrir un autre pays, nous étendons notre faculté à percevoir l’autre en espérant ainsi atteindre l’universel. Nous construisons par cela un immense réseau intriqué de connaissances et de dieux. Cette voie de la Xenia est alors celle du polythéisme et se caractérise par la recherche permanente de l’altérité et de la différence. Par l’activité, nous recherchons, à l’inverse, à resserrer nos perspectives afin de concentrer notre action sous un principe unique. Ainsi, nous recueillons dans une même communauté tous les hommes afin de pouvoir les aider individuellement. Telle est alors la voie de l’Agapè présente dans tous les monothéismes. Elle se caractérise par la recherche permanente du même que soi en l’autre. Mais les anciens aristotéliciens avaient eu l’intuition d’une vérité éthique : le maximum n’est pas atteint dans les extrêmes mais dans le juste milieu. En effet, toute extrémité entraine un dérèglement de l’âme qui conduit à tous les malheurs : doute, fanatisme, inefficacité, erreur, souffrance et même, mort. En trouvant un juste milieu entre deux extrêmes, l’âme est alors à même de maîtriser la nature profonde de ces vertus et d’en tirer le plus grand bénéfice.
C’est pourquoi l’universel absolu n’est atteint ni en Xenia, ni en Agapè mais au milieu de la ligne qui les relient tous deux. Pour éprouver un amour réellement universel, il faut donc être à même d’aider autrui sans vouloir le convertir. Trouver la puissance de la charité et accepter la nécessité de l’hospitalité. Et cela car un mot terrible est venu corrompre le langage de l’Amour : la tolérance. Lorsque nous affirmons tolérer l’autre, c’est un aveu terrible de faiblesse car nous disons alors accepter sa différence sans pour autant reconnaître notre capacité de la partager. Il s’agit donc d’un aveuglement volontaire. Nous faisons semblant de l’accepter alors même que nous essayons à tout prix de le rejeter en dehors de nous, c’est-à-dire, de ne pas le comprendre de peur de perdre notre identité. Comme pour un enfant bruyant, nous nous disons à nous même « Tolérons-le, il ne sait pas ce qu’il fait ». C’est pourquoi la tolérance cache le mépris et le mépris cache la faiblesse. Mais l’intolérance est un mal encore plus grave car il cherche à détruire la différence. Nous ferions alors taire l’enfant bruyant, nous brûlerions le livre hérétique, nous pourchasserions l’étranger. Le juste milieu doit ainsi se trouver dans la compréhension. Il nous faut sortir de nous même pour nous rendre compte que l’enfant n’était pas bruyant : il chantait. Il nous faut sortir de nous-même pour comprendre que ce n’était pas un enfant mais un Homme. Mais pour cela, faut-il encore avoir du discernement et savoir séparer dans la complexité des perspectives, ce qui est différent de ce qui est en soi un mal. En cette matière, rien n’est définitivement acquis et il n’existe aucun chemin de traverse, aucun système dogmatique permettant d’éteindre son esprit après la révélation d’une méthode infaillible. Cette quête est donc la nature même de la Koinonia, une recherche continue de l’autre dans sa différence afin d’apprendre à étendre nos perspectives, mêlée à une recherche continue de nous-même dans l’autre afin de trouver la force de l’aider dans ses difficultés.

La Koinonia se révèle par l’association du monothéisme et du polythéisme
Le regard de l’homme se tourne à présent sur sa gauche et ses yeux pénètrent la profondeur insondable de l’obsidienne. La nuit étoilée est semblable à l’humanité où des milliards de petites étincelles de vie s’agglutinent au milieu du néant pour former un cosmos instable et dynamique. Comment ouvrir une pareille porte ? Comment ouvrir son âme à l’immensité toujours grandissante d’une espèce ? L’homme se tourne entièrement vers l’ouvrage et son champ de vision est absorbé par l’infini. Mais en plissant les yeux, il voit se refléter sur la pierre polie, l’image fantomatique du temple qui s’étend derrière lui et des sept autres portes. Il prend alors une longue inspiration et, posant ses mains sur les battants, plante ses deux pieds sur le sol. De toute ses forces, il pousse l’édifice, croyant ainsi pouvoir déplacer par sa simple volonté, l’histoire même de l’humanité. Une larme s’écoule sur sa joue. Il a atteint son but mais l’effort était vain. En effet, en parcourant des yeux l’ouvrage, l’homme a compris que la ligne de démarcation séparant les deux battants n’était en réalité qu’une fine gravure sur un miroir de pierre. La porte de Koinonia est un bloc inamovible et ne s’ouvre sur rien d’autre que le temple lui-même.
Notre rapport à l’humanité est factice. Nous la comprenons à travers une multitude de relations particulières que nous nous efforçons d’unifier par la pensée croyant ainsi atteindre l’universel. Il nous est possible de toucher du doigt cette idée, d’en tomber amoureux même mais il est vain de croire que nous pourrons un jour la percer par notre action. Tout comme les particules de la physique quantique, l’observation même du phénomène intervient sur sa nature. Si nous voulions donner un sens à la notion d’humanité pour pouvoir projeter notre amour dans l’universel, alors cette volonté de la structurer modifierait son essence. Quand bien même nous serions des dieux capables de contrôler tous les esprits, notre volonté se heurterait à la vie même de l’espèce qui évolue malgré nos désirs. La seule solution serait alors de la figer en un concept unique, cristallisant l’humanité et tuant ainsi la vie que nous avions voulu aimer. Le mieux que nous puissions faire est alors d’essayer de comprendre des éléments particuliers de cette immensité. Pouvons-nous donner des limites à la Koinonia ? Certains n’ont reconnu l’humanité que dans les membres de leur clan. D’autres parmi ceux de leur race. La plupart la voit dans l’espèce entière et une petite minorité l’étend au-delà. Nous pouvons voir nos semblables chez les animaux doués de sensibilité. Peut-être même dans la vie elle-même. Et pourquoi pas dans l’existence tout entière. Notre esprit se perd alors dans les infinis profondeurs de la nuit étoilée car l’amour de la Koinonia est sans limite.
Pourtant, notre désir d’aimer ne s’arrête pas au doucereux sentiment de nostalgie. Il ne nous suffit pas de méditer sur l’univers pour plonger dans la nature réelle de l’amour car celui-ci est vivant. Ceux qui ont vu l’humanité tout entière dans leur clan ont conquis des royaumes, ceux qui l’ont vue dans leur race ont bâti des empires et quant à ceux qui l’ont aperçue dans l’espèce tout entière, ils ont dominé le monde. En tant que fin absolu, ce sentiment à donc pour vertu de faire sien tous les moyens. Son universalité est telle qu’elle peut servir de moteur à toutes les actions humaines envisageable. Par exemple, Les hégéliens, sur le plan intellectuel, ont construit l’université moderne pour établir, par la dialectique, l’unification des esprits dans un système du monde. Sur un plan politique, les impérialistes de tout poil y ont trouvé l’inspiration pour conquérir la planète. Sur le plan religieux, les chrétiens y ont trouvé la voix du Père commandant au Fils d’accomplir sa volonté universelle sur la terre. Cette liste est infinie car elle contient en elle l’action de tous ceux qui ont plongé leur esprit dans les océans sans limite de la Koinonia.
Elle est donc comme un lien visant à unifier l’ensemble des autres modalités de rapport à autrui. Son ennemi est la séparation qui conduit à vouloir que nos amis ne connaissent pas notre famille, que notre hôte ne connaisse pas notre femme, que notre amante ne connaisse pas notre sœur. Lorsque nous avons compris la Koinonia, nous pouvons modifier la nature de nos relations sociales pour les agencer selon un plan universel plutôt que de les opposer entre elles par crainte de leur mutuelle destruction. Ainsi, la puissance de chaque relation se voit multipliée par celle de toutes les autres, créant en nous une harmonie reflétant celle du cosmos. Pourtant, nous devons rester humbles face à cette quête car le temps corrompt les sentiments les plus nobles. À chaque instant, nous pouvons échouer dans une connexion, entrainer une haine, produire une séparation. Mais notre patience peut nous permettre de nous relever, de reconstruire les murs écroulés pour consolider cet édifice vivant.
Ainsi, la Koinonia est une présence permanente, toujours à la limite de notre portée et pourtant entièrement nécessaire au développement de l’existence. Par exemple, en contexte chrétien, le mot grec de Koinonia peut être traduit en français par « communion » pour qualifier le point culminant de la relation au divin de cette religion. En cela, elle brise donc la limite que nous avions imposée à l’amour en le définissant comme relation à autrui. L’autre peut être au-delà de l’Homme et apparaître dans toutes les formes de vie, voir, dans la Vie elle-même. Son mouvement est donc l’intégration de toute chose. Mais comme nous l’avons précisé plus haut, cette intégration agit à travers l’homme et peu reculer par les phénomènes de séparation. Ainsi, elle est un effort permanent, une volonté continuée de rechercher l’unité dans la multiplicité. Les deux grandes erreurs étant alors d’une part, de rejeter cette unité et de tomber dans le délitement par une multiplicité sans borne. D’autre part, de rejeter la diversité en détruisant ou en ignorant volontairement ce que nous n’avons pas encore compris. En cherchant l’intégration, nous développons ainsi notre connaissance, notre amour, notre sensibilité et construisons des édifices conceptuels, humains et mêmes matériels toujours plus grands.
En cela, L’humanité dans son sens le plus concret, c’est-à-dire la somme des individus vivant siècles après siècles sur la terre, peut alors être vue selon cette perspective. Au cours du temps, elle produit de la diversité puis l’intègre avant de produire plus de diversité pour encore l’intégrer. L’augmentation de la richesse dans tous les sens du terme (culturelle, scientifique, philosophique, humaine, technologique etc…) s’accompagne donc d’une unification perpétuelle de la complexité et c’est ce mouvement qui constitue la vie croissante de l’espèce. En tant qu’individus plongés durant un siècle tout au plus dans le cours de cette évolution, nous ne faisons donc qu’assister momentanément à ce travail de création continuelle en apportant notre petite pierre à l’édifice. En soi, la Koinonia dépasse donc de très loin nos idéologies particulières et constitue le lien qui nous unie à l’Histoire de notre espèce et même à celle de l’univers tout entier.

Par la Koinonia, l’humanité participe à la danse éternelle du temps
Dans le Temple du cœur, un vent nouveau s’est joint aux brises anciennes issues des portes orientales et occidentales. Il a surgi des battants d’obsidienne de la porte obscure. C’est le souffle du temps qui jaillit ainsi de Koinonia, secouant les longs cheveux de l’homme se tenant sur son seuil. Ébahi par le miracle, l’homme demeure pétrifié. Il scrute les ténèbres pour saisir l’origine de cette puissance nouvelle. Peu à peu, ses yeux s’habituent à l’obscurité et il comprend que les petites étincelles de lumière qu’il voyait dans les battants n’étaient pas le reflet des cierges mais des étoiles réelles brûlant pour l’éternité dans la pierre sacrée. Levant à nouveau sa main, il cherche à caresser du doigt l’obsidienne mais en lieu et place de la limite froide, il voit sa main s’enfoncer dans le miroir. Une onde parcourt les battants comme si un caillou était tombé dans une mare. Les noirs profondeurs de la porte se sont révéler être le royaume éternel du temps. Ainsi, Koinonia, loin d’être à jamais fermée avait, en réalité, été toujours ouverte. Poussé par la brise immortelle, l’homme se retourne. Il est à présent comme un empereur assit dans un trône d’éternité. Derrière lui s’étend l’Histoire de l’univers, devant lui se dresse un temple aux portes grandes ouvertes. Mais loin, au Sud, une minuscule entrée demeure close. Quelle est donc cette ultime porte qui résiste même à la puissance du temps ?
Cet article est le huitième d’une série consacrée aux origines de la politique dans notre rapport initial à l’autre.
Introduction, la naissance de la politique
Éros, la forme primitive de l’amour
Agapè, l’amour menant au Christ
Storgê, l’immortalité de la famille