Le regard perçant de l’aigle voyageur survole le désert où trône le temple de l’amour. L’octogone sacré dirige chacune de ses portes vers les points cardinaux. Vers l’orient lumineux d’où s’élève le soleil, la porte de la Philia a ouvert ses battants, laissant entrer les vents de la création sous son linteau d’or. À ses coté, Agapè au Nord-Est et Éros au Sud-Est dirigent nos esprits vers la hauteur de l’amour universel et les chaleurs puissantes du corps. Ces trois vents qui s’entremêlent dans la nef voutée de l’édifice se perdent en un tourbillon joyeux, déjà fort par son action mais encore trop peu serein pour conclure à l’équilibre du temple. Mais sur les dalles de marbre de son sol nous voyons se dessiner deux mosaïques célestes. À l’Est, face aux trois portes déjà ouvertes, un soleil radieux nous indique l’esprit d’activité de l’homme : Puissance, Création et Charité. À l’Ouest se dessine une lune sereine, exprimant la symétrie passive de ces trois sentiments.
Tel des enfants joueurs qui, ayant quittés le jupon de leur mère, se sont aventurés dans le sanctuaire interdit d’un temple lointain, nous explorons ce lieu sacré empreint d’insondables mystères. Suivant la course du soleil à travers le ciel, nous quittons l’Est embrasé pour atteindre l’Ouest nocturne. Notre regard est alors attiré au Sud-Ouest où s’ouvre une porte ronde à la douceur enivrante construite en bois d’orme. Poli par les âges, son battant unique tourne autour de gonds d’argents situés sur la partie méridionale du cercle. De l’œuvre émane une douce senteur de cannelle rappelant les gâteaux que préparaient notre mère lorsque nous étions enfant. Sur cette porte, aucune aspérité, nul coin ni angle dur qui puisse nous éloigner du sentiment de sérénité qui envahi notre âme à mesure que nos pas nous emportent à ses pieds. Son nom est Storgê, elle est la forme de l’amour qui nous conduit à la famille, au foyer immortel permettant le repos mérité du corps et de l’âme.

Ronde est la porte de Storgê, comme la douceur du sentiment familial
La famille est le sang qui relie les corps, le sentiment qui relie les êtres et le respect qui forme la piété filiale. Pourtant, chacun de ses éléments, séparé des autres, tend à revendiquer le titre de Storgê car nous ne savons pas à première vue par où commence la famille. Est-ce la nécessité biologique de la filiation qui engendre les autres éléments qui détermine cet ordre social ? Est-ce le sentiment transmit qui permet à l’adopté de se sentir aussi proche de ses parents que celui qui n’aurait eu le mérite que d’être engendré ? Est-ce le devoir sacré qui conduit une famille à se changer en dynastie, transcendant la simplicité de la nature pour s’approcher de la puissance des rois ?
Chacune de ces manières d’appréhender la Storgê nous induit à déterminer un modèle familial idéal. En effet, si nous parcourons la terre et les myriades de peuples et de nations qui constituent l’humanité, la famille apparaitra en chacune d’entre-elle mais l’ordre qui la constitue tendra en des directions bien différentes. Chez certains, c’est le devoir envers les ainés qui constitue le cœur du sentiment familial. Dans ces modèles traditionnels, les enfants sont propriétés des parents et se doivent d’obéir à tous les ordres, de n’exprimer aucune opinion autre que celle du chef de famille (du père dans les modèles patriarcaux et de la mère dans les modèles matriarcaux). Ainsi, la puissance de cette Storgê est fondée sur la continuité dynastique et le temps long d’un projet familial pouvant s’étendre sur des siècles, si ce n’est des millénaires. Chez d’autres, c’est à l’inverse le devoir des parents envers les enfants qui constitue le cœur de la Storgê. Dans ces modèles, l’éducation et la liberté de l’individu prévaut, conduisant ces familles à engendrer des artistes, des libres penseurs et à transmettre un goût de l’indépendance transcendant l’ordre social établi. Chez d’autres encore, c’est la fraternité qui recouvre tous les autres rapports filiaux, permettant d’établir une égalité au sein de la famille et de produire un fort sentiment de dignité et de noblesse au sein de ses membres.
Nous pourrions continuer à décrire des modèles familiaux fondés sur des Storgê sensiblement différentes car pour chaque rapport familial particulier (rapport du père au fils, du fils au père, de la mère au père, de la mère à la fille etc…) nous pouvons déduire en conséquence un modèle particulier centré sur ce rapport. Pourtant, toute multiplicité entraine la possibilité d’une unité et la Storgê n’échappe pas à cette règle. Quelle est donc la nature profonde de ce sentiment ?
Dans les sociétés aristocratiques, la Storgê constitue le fondement même de l’ordre social. À la base de la cité, du royaume, de l’état, de l’empire, se situe toujours une cellule fondamentale : la famille. Plus un peuple est nombreux, plus le nombre de familles est élevé et le modèle sur lequel celles-ci se fonde détermine alors les rapports de puissance établies entre-elles. En effet, une dynastie royale avec sa longévité, ses rites, son étendu en termes de membres et la symbolique qu’elle génère autour de sa propre existence aura une puissance bien supérieure à une famille nucléaire composé d’un père, d’une mère, de deux enfants et d’un sursis de dix ans avant le divorce. Le sentiment et l’ordre social qui fonde le rapport des individus au sein de la cellule familiale est donc crucial pour saisir la fonction politique de cette dernière.
Cette pensée clanique peut paraître désuète si nous ne nous demandons pas pourquoi des ordres sociaux se maintiennent toujours au-delà du mérite particulier de l’individu quel que soit le régime politique. L’aristocratie n’est donc pas en soi une forme politique nécessitant la domination institutionnelle pour exister. Preuve en est que même dans les sociétés les plus égalitaires, des dynasties tendent à subsister et prendre le dessus dans l’ordre politique. Dans les sociétés démocratiques, les familles de haut-fonctionnaires et de polytechniciens subsistent grâce à l’éducation interne de leurs membres. Dans les régimes communistes, les princes rouges des dynasties révolutionnaires continuent à tenir le parti unique pendant des décennies. Or, c’est l’organisation interne de ces familles qui forme la cause de cette puissance.

Les dynasties s’affrontent sur le plan de l’organisation, du sentiment et de la représentation
Nos pieds d’enfants, refroidis par le sol lunaire et glacé de la partie occidentale du temple, trépignent devant cette porte scellée. Nous savons qu’il nous faut apprendre à la connaître avant de pouvoir profiter de sa chaleur. Nos mains touchent ce bois si doux et ressent la tiédeur confortable qui règne de l’autre côté de son battant mais nos épaules frissonnent. Éducation, puissance, rapports de survie et de domination, nous voulions faire semblant d’ignorer le caractère si froid et adulte qu’engendre la notion de famille. Pourtant, il ne nous faut pas fuir mais affronter cette apparente adversité car c’est bien l’amour qui se cache derrière ces exigences. L’amour d’une mère qui veut donner à son enfant toutes les armes qui lui permettront d’affronter la nature et les hommes comme Téthys baignant Achille dans le Styx infernal pour le rendre invincible. L’amour d’un père organisant d’une main de fer les œuvres de sa famille afin de protéger ses membres contre des ennemis cruels. L’amour d’un frère affrontant son cadet afin de lui apprendre à se battre, se sachant haï pour cela, mais qui sera le premier à le défendre si d’autres enfants venaient à agresser son petit frère.
La Storgê est donc un objet complexe, rassemblant les sentiments particuliers qui découlent des rapports filiaux entre les membres d’un clan. Mais nous voyons bien que certaines familles échouent, se séparent, créent des haines, des tensions effroyables à même de briser les âmes les plus endurcies. Quelle est la cause qui vient ainsi détruire la Storgê ? Nous avons vu que les multiples rapports qu’entretiennent les membres d’une famille peuvent avoir des natures très diverses. Cette diversité n’est pas en soi un défaut et permet même de penser la famille à un degré supérieur, bien plus proche de la réalité naturelle de ce phénomène. En effet, si le sentiment du père pour le fils était identique au sentiment du fils pour le père, il n’y aurait ni fils ni père. Cependant, il est possible que dans ces sentiments, la diversité ne soit pas une cause de complémentarité mais une cause d’incohérence. Auquel cas, sans un changement drastique des sentiments et des rapports, la famille serait condamnée à disparaître.
En cela, un clan, une dynastie, une famille, est comme un être vivant doté d’organes. Il peut en exister de nombreuses espèces très différentes les unes des autres mais aucune ne peut survivre si elle n’est pas cohérente avec elle-même. Nous pouvons donc voir dans la Storgê, un aspect supérieur lié à cette cohérence au sein du système. Il y a donc plusieurs niveaux d’abstraction de ce sentiment : d’abord, la multiplicité des rapports entre les membres d’une famille et ensuite l’unique cohérence entre ces rapports. C’est comme cela que la vertu de piété filiale peut se définir à son plus haut degré, elle devient alors semblable au Ren de Confucius, une vertu d’harmonie de l’homme et de son environnement le conduisant à la sérénité. L’acceptation de l’éducation, la volonté de soutenir ses ainées dans leurs difficultés, le devoir envers nos enfants constituent alors la Storgê.
Dans la société elle-même, qui relie les différentes familles entre-elles, la Storgê peut alors être à la fois une source de puissance et une source de délitement. Elle est une source de puissance dans le sens où elle soutient un rapport de rivalité entre les clans, rendant nécessaire l’éducation des générations nouvelles pour induire une direction ascendante au sein de la société. Tel est alors l’objectif des Eupatrides chez les Grecs, des Patriciens à Rome ou dans les républiques aristocratiques et des Nobles dans les monarchies d’ancien régime. Mais elle est également une source de délitement lorsque les clans entrent en guerre les uns contre les autres, voir contre ceux qui n’appartiennent à aucun clan pour les réduire en esclavage. La puissance de la famille et le développement de la Storgê à son paroxysme peuvent alors entrer en contradiction avec l’Agapè. C’est pourquoi dans le temple de l’amour, ces deux portes se font face. Lorsqu’elles sont toutes deux ouvertes, l’amour inconditionnel du prochain et du lointain peut résonner avec l’amour familial mais si elles entrent en conflit alors des continents entiers peuvent périr sous les flammes de la guerre.
C’est pourquoi l’aristocratie chrétienne tenta d’introduire une solution procédurale au rapport entre Storgê et Agapè, la première devait se mettre au service de la seconde pour empêcher son débordement. La famille qui devenait puissante du fait d’un fort sentiment d’attachement interne et d’une organisation harmonieuse devait alors mettre sa puissance au service du bien public et de la charité afin d’éviter sa surpuissance. Mais si en théorie, cette solution semble prévaloir, en pratique, elle se heurta à un écueil nouveau : comme Ulysse tombant de Charybde en Scylla, l’aristocratie chrétienne avait appris durant le Moyen-âge à éviter de tomber dans les guerres de clans mais découvrit la possibilité d’entrer dans les guerres de religion. La puissance d’une famille pouvait alors s’exprimer pour démontrer qu’elle était plus proche de l’Agapè que les autres, utilisant sa vertu morale supérieure pour justifier l’anéantissement des dynasties jugées indignes de la foi chrétienne car trop catholiques ou trop protestantes. L’équilibre de la Storgê devint alors si faible que l’aristocratie périclita sous son propre poids, subissant massacres et révolutions avant de ne devenir plus que l’ombre d’elle-même, la fin d’une race de géants devenus nains.

Dans la réalité comme dans la fiction, les guerre de clans entrainent des continents entiers dans les flammes
Et pourtant, la Storgê subsiste encore car sa source n’est pas culturelle mais inscrite dans la nature même du sentiment humain. Nous ne pouvons renier père et mère, nous ne pouvons oublier notre frère ou mépriser nos enfants. La juste mesure de son acceptation, son expression adéquate dans l’ordre social continue à jamais de nous interroger. Pourquoi est-elle là ? Quelle est son rôle ? L’enfant glacé qui devant cette porte ronde aux dimensions cosmiques entreprend de pousser le battant ne peut envisager d’abandonner son effort. Il sait que derrière cette porte se cache une sérénité parfaite, un repos qu’il n’avait connu que dans le sein de sa mère.
En effet, ce qui se cache derrière la famille est la sécurité du foyer. La chaleur d’un lieu où nos yeux embrumés peuvent se reposer sous nos paupières alourdies par l’enivrante douceur de la confiance retrouvée. Comme dans ce temple de l’amour érigé au milieu du désert, notre esprit cache un enfant frissonnant désirant connaître le retour à l’immortelle candeur du sein maternel. Telle est alors la nature suprême de la Storgê. Au-dessus des sentiments particuliers qui nous relies aux membres de notre famille, au-dessus de l’harmonie potentielle qui permet de relier ces sentiments dans une puissance suprême, siège l’immortalité d’une âme. Le foyer apparaît alors comme le lieu où règne le sommeil sous le regard bienveillant d’Hestia. Dans la mythologie hindou, l’univers existe puis cesse d’exister périodiquement sous le souffle éternel de Brahma. Lorsqu’il expire, la multiplicité des dieux forme le monde, les animaux, les hommes, les vents et chaque détail de la réalité consciente. Lorsqu’il inspire, toute cette multiplicité se résout en une unité insondable, unique et inconsciente semblable à un sommeil parfait. Rien, aucune action, aucune création ne pourrait exister si ce repos dans l’inspiration vers l’unité ne permettait à l’esprit de trouver son point d’Archimède, immobile et inconscient. La Storgê s’élève donc au-delà de la famille qui n’apparaît que comme son archétype ancien, son objectif bien plus élevé transparait dans des rapports sociaux dénués de toute génération biologique. Les fraternités, monastiques, ésotériques ou amicales sont autant de créations culturelles vouées à la Storgê sans que le sang ne s’y mêle. La suprématie de cette sérénité permet de penser l’adoption, la loyauté, l’amour fraternel et tous les dérivés tendant vers ce sommeil sans rêve qui nous relie à notre propre capacité d’immobilité.

Le christianisme perpétue à travers l’image de la sainte famille, l’immortalité que confère la Storgê
Ainsi s’ouvre devant nos yeux enfantins le lourd battant d’orme de la porte Storgê. Derrière elle s’étendent les douces prairies de l’immortalité sommeillant en nous. Au loin, assis en tailleur sur une colline crépusculaire, nous voyons notre enfant vieilli par les âges. La sérénité de son visage, ses yeux fermés, montrent que son regard a parcouru des siècles et des millénaires, a vécu la naissance des montagnes et la disparition des océans. Sous le vent tiède d’une soirée d’été, l’immortalité s’est révélée caché derrière le sentiment de la famille. Loin des grandeurs héroïques des portes solaires de l’Est, la sérénité lunaire des portails occidentaux nous inspire à présent le souffle lent et sacré d’une passivité puissante. Traversons à présent le temple vers le Nord-Ouest et trouvons ensemble le sens divin de la porte de Xenia qui partage avec Agapè, la suprême universalité du septentrion.
Cet article est le cinquième d’une série consacrée aux origines de la politique dans notre rapport initial à l’autre.
Introduction, la naissance de la politique
Éros, la forme primitive de l’amour