Quel est le sens de la vie ? (Le point d’équilibre de l’aristotélisme, sixième partie)

Cet article est le sixième d’une série de sept qui porteront sur la recherche du point d’équilibre de l’aristotélisme. La complexité d’un système trop souvent laissé pour compte à cause de son ancienneté et d’une mauvaise perception qui a fait croire à son obsolescence est devenue une raison d’ignorer le plus grand des philosophes. Nous proposons ici une manière originale d’aborder cette philosophie afin de lui redonner le caractère éminemment contemporain qu’elle n’aurait jamais dû perdre.

Statue d’Aristote à Stagire, en Macédoine grecque

La sagesse est l’activité la plus élevée accessible à l’homme puisqu’elle est le résultat nécessaire d’un comportement adéquat face à la satisfaction des besoins et des désirs de notre nature biologique. Cela signifie donc que mécaniquement, si nous cherchons à bien nous comporter dans notre rapport à la nature, nous prenons des habitudes qui entraînent un changement de notre personnalité nous conduisant aux portes de la sagesse.

Dans le modèle aristotélicien, ce changement de personnalité est dû à la réalisation idéale des trois parties de l’âme (végétative, animale et humaine). Cela correspond à ce qu’Aristote appelle « l’entéléchie », la réalisation totale d’une puissance en un acte parfait. Par exemple, un homme existe en puissance chez ses parents puis nait et s’actualise au cours de sa croissance pour atteindre sa forme « d’entéléchie » dans l’homme adulte. Ainsi, la sagesse correspond à l’entéléchie de l’âme puisqu’elle est la réalisation plénière des capacités de celle-ci. Or, Aristote affirme que les actions du sage sont toujours grandes, comment comprendre ce mot de grandeur en relation avec ce que nous venons de dire sur la sagesse ?

Toute action entreprise avant la sagesse repose sur les conditions initiales d’une âme n’ayant pas encore atteint le maximum de ses capacités, inversement les actions de l’âme en entéléchie partent donc nécessairement d’une capacité paroxystique. De grandes causes entraînant de grands effets, une âme sage produit de grands actes. Le terme de magnanimité qui signifie littéralement « grande âme » répond ainsi parfaitement à l’état de fait de la sagesse. Du point de vue de la quantité, nous observons que l’âme « sage » se sert des trois parties de son esprit là où l’homme du commun se réduit aux deux parts (végétative et animale). Le sage réalise donc toutes les fins qu’un homme du commun poursuit (il se nourrit, il a des amis, il se reproduit etc..) mais l’inverse n’est pas vrai car l’homme du commun reste insensible aux objectifs propres de l’âme humaine. Mais quels sont ces objectifs ?

 La survie ? Le plaisir ? L’efficacité ? Tout cela est situé dans les conditions de la sagesse et ne constitue donc pas son objectif propre et pour cause ! En associant à la sagesse le qualificatif de « liberté », nous avons montré que les fins propres à celle-ci ne peuvent se trouver qu’en elle-même. Toutes les causes qui peuvent avoir une quelconque utilité ou un quelconque agrément ne sont donc pas des fins de la sagesse mais seulement des moyens de l’atteindre. Nous proposons donc d’enfin chercher le « Pourquoi » du chemin parcouru par celui qui suit la philosophie d’Aristote en montrant que la nature de la liberté et de la connaissance métaphysique n’apparaît qu’après les réalisations complètes de l’âme dans la sagesse.

La vérité.

La fin la plus caractéristique de l’aristotélisme qui transparaît dans l’intégralité des traités de l’auteur est la recherche de la vérité. Or, nous devons nécessairement définir ce concept pour pouvoir déterminer son domaine d’application. En effet, en fonction des caractéristiques données à la vérité, des propositions très différentes peuvent tomber sous son empire. Ainsi, les propositions dont la validité ne sont que relatives à l’utilité ne peuvent, dans le modèle aristotélicien, faire partie du vrai qui doit être une fin en soi. Ainsi, l’utilité déterminée comme fin suppose l’existence d’un ensemble de propositions permettant de réaliser cet objectif. Il en va de même pour l’agréable puisque des propositions peuvent plaire sans être nécessairement vraies. Seulement, il existe des propositions dont la valeur ne se situe ni dans l’agrément ni dans l’utilité mais dans leur rapport d’adéquation avec les objets qu’elles concernent et c’est seulement dans ce cas que nous pouvons parler de vérité.

La vérité scientifique nous révélant les rouages de la nature

Nous pouvons comprendre ce fonctionnement de la répartition des propositions relativement aux fins à l’aide des parties de l’âme. Ainsi, l’âme humaine s’ajoute aux âme animale et végétative sur le plan théorique au travers des conditions de vérifiabilité des propositions qu’elle génère. Or, toute proposition pouvant être jugée en fonction de son rapport à une fin déterminée, nous devons en déduire qu’un concept, qu’une proposition ou qu’une théorie peut avoir plusieurs niveaux d’interprétation relatifs à cette fin. Il est donc possible qu’une théorie soit applicable du point de vue de son utilité pratique mais qu’elle soit entièrement fausse ou désagréable. Chaque fin donne donc lieu à un niveau d’interprétation différent auquel Aristote donne des noms distincts : 

La fin de l’utilité donne lieu à l’expérience car les propositions issues de notre expérience ne cherchent pas à avoir de valeur en dehors de leur application pratique et cela parce que l’expérience ne s’attache qu’aux objets particuliers, pas aux théories générales sur le réel.

La fin du plaisir donne naissance à l’art car la connaissance pratique du cas particulier peut être développée vers une connaissance de l’universel. Par exemple, là où le simple soignant cherche à guérir un homme individuel, celui qui pratique l’art de la médecine sait comment associer un remède à une maladie pour tous les cas particuliers car il connaît la cause du mal. L’art contient l’expérience et la dépasse car il est utile comme l’expérience mais, en plus, nous permet d’unifier toutes les expériences par une cause unique et cette unification à pour cause le plaisir de connaître et d’harmoniser la somme de nos expériences sur un sujet particulier.

La fin de la vérité donne alors lieu à la science en tant que tel. Il ne s’agit donc plus de médecine, mais de biologie. Dans ce cadre, l’objet n’est plus étudié pour son utilité propre ni pour le plaisir que la connaissance procure (bien que ce savoir entraîne les deux) mais pour l’adéquation propre entre le savoir et l’objet étudié. Aujourd’hui, nous parlerions de la distinction entre le médecin et le chercheur.

Nous voyons donc bien qu’une proposition extraite de son contexte peut avoir ou non une validité à chacun des niveaux d’interprétation. Cependant, la hiérarchie entre ces différentes étapes suppose une distribution dissymétrique : En effet, une proposition utile peut être plaisante ou non, vraie ou fausse. Une proposition plaisante est nécessairement utile mais peut être vraie ou fausse. Enfin, une proposition vraie est nécessairement aussi utile et plaisante. Cela s’explique par la méthode d’acquisition des différentes connaissances. L’expérience ne s’intéresse qu’aux phénomènes particuliers là où l’art cherche la cause de ce phénomène dans tous les cas semblables. Une proposition vraie de l’art est donc nécessairement vraie pour tous les cas particuliers. De la même manière, la science cherche à abstraire la connaissance pure des causes de la pratique. Cette connaissance étant la cause réelle de l’efficacité de la pratique, il ne peut y avoir de cas où la pratique trahit la connaissance des causes puisque celle-ci n’est qu’une conséquence de l’objet réel.

C’est donc la causalité qui permet la régression à la pratique de l’art puis de l’expérience particulière à partir des connaissances universelles. Inversement, puisque les niveaux supérieurs recoupent plus de cas que les niveaux inférieurs, une proposition vraie de l’expérience peut n’être vrai que pour le cas particulier qui le concernait à ce moment particulier et ne pas être généralisée à tous les cas. Prenons un exemple. Si une personne est malade et qu’il décide d’aller à la pharmacie pour prendre un médicament X car il a l’habitude d’avoir ces mêmes symptômes chaque année, c’est qu’il a l’habitude d’observer que ce médicament X semble le guérir. De fait, il ne connaît ni la cause de sa maladie, ni le fonctionnement de son médicament mais agit par un réflexe de répétition du même phénomène. Il n’a aucun plaisir à choisir ce médicament et sa démarche est faite par pure utilité. Si maintenant, il va chez son médecin et que celui-ci l’ausculte pour lui prescrire un médicament Y, le médecin connaît la cause de la maladie et connaît également le fonctionnement du médicament Y. Ce n’est, par ailleurs, pas la nécessité vitale qui l’a conduit à étudier la médecine mais le désir de savoir comment guérir des maladies par la connaissance du corps et des médicaments. Ces connaissances sont donc de l’ordre de l’art et non de l’expérience car il peut rattacher une cause à une prescription. Admettons maintenant que le patient une fois guéri ou le médecin dans son temps libre se soit intéressé au fonctionnement de son corps, non plus pour la guérison, mais pour la connaissance elle-même. Ce n’est plus une prescription qu’il recherchera mais une théorie, un ensemble de propositions portant sur le corps en tant qu’organisme vivant. Il ne s’agit donc plus ni d’expérience, ni d’art mais de science.

Or, la voie initiatique aristotélicienne rend nécessaire l’atteinte des fins supérieures par épuisement des fins inférieures. En effet, un homme pleinement vertueux ne peut se satisfaire de l’expérience ou de l’art car l’application parfaite de ces deux activités entraîne un changement de nature (ou de personnalité) qui conduit à vouloir la connaissance pour elle-même. Par ailleurs, en observant que la recherche des causes permet de remonter des propositions utiles aux propositions plaisantes, Aristote en déduit que la recherche de la vérité consiste alors à rechercher la cause des causes. Du point de vue des catégories, cette recherche nous entraîne à passer d’une étude de la relation à une étude de la substance. En effet, nous parlons de vérité lorsque la proposition est adéquate à l’objet et c’est cette définition du concept de vérité qui nous permet de délimiter la première fin proprement humaine.

Nous pouvons par ailleurs observer ce phénomène humain dans toute la profondeur historique qui nous sépare d’Aristote puisque la connaissance scientifique correspond en effet à l’une des fins considérées comme supérieures dans nos sociétés. Le scientifique ou le savant qui peut parler du réel en tant que tel et non simplement du point de vue de sa relation à des cas pratiques est reconnu comme un individu digne de louange. Et même si la plupart des propositions physiques et biologiques d’Aristote ont été remises en cause par la science moderne, le modèle du scientifique étudiant la nature tel que proposé par l’aristotélisme est devenu l’un des archétypes les plus vénérables des sociétés occidentales jusqu’à nos jours.

Le divin.

La connaissance physique et biologique constitue une part importante du corpus aristotélicien et pour cause, nous avons montré que la recherche de la vérité dans le sens de la connaissance des substances qui constituent le monde est une fin majeure de l’aristotélisme. Cependant, tout comme les objets particuliers de l’expérience peuvent être rassemblés dans des causes supérieures de l’art et de la science, les substances de la physique et de la biologie constituent des espèces, des genres et des catégories abstraites qui demandent elles-mêmes une étude scientifique.

En effet, la curiosité qui constitue le moteur animal de notre recherche de la vérité ne s’arrête pas aux objets corporels qui nous entourent. Nous sommes confrontés quotidiennement à des idées, des concepts et des systèmes abstraits qui résultent de nos connaissances causales des objets du monde. Ces objets abstraits ayant une nature non-corporelle, la question essentielle posée par l’aristotélisme est alors de donner un sens à cette nature exotique. Cependant, là où nous avions défini la vérité comme une adéquation de la proposition au réel, la recherche sur les objets non-corporels pose un problème de méthode. En effet, les données des sens nous permettent de vérifier la validité d’une thèse sur un objet corporel. C’est ce que la science recherche à travers les méthodes observationnelles et expérimentales. Mais la connaissance des objets abstraits ne peut reposer sur la sensibilité puisqu’ils n’existent pas pour nos sens. Comment alors étudier un concept mathématique ou métaphysique ?

La contemplation du divin vue par Albrecht Durer

De nos jours et cela depuis maintenant près de deux siècles, l’opinion populaire tend à rejeter toute validité des concepts métaphysiques comme si ceux-ci n’étaient que des produits sophistiqués de la croyance religieuse mais elle reste bien plus circonspecte envers les mathématiques du fait de son efficacité technologique. Mais cette efficacité n’est que la recherche d’un retour à l’utilité et au simple plaisir au mépris de la connaissance de la vérité, il nous faut donc rechercher ailleurs la cause de la puissance des abstractions.

Dans le modèle aristotélicien, tout objet physique est constitué d’une forme et d’une matière. Par exemple, une chaise est faite en bois (sa matière) et est un mobilier servant à s’asseoir (sa forme). Or, il est possible de penser des objets sensible (qui sont donc composés de la forme et de la matière) et des objets théoriques (où nous ne gardons que la forme séparément). Dans la sensibilité, nous observons soit des objets sensibles, soit de la matière informe. Les objets sensibles, appelés « composé hylémorphique », sont donc précisément ce qui se distingue de l’abstrait, ils sont concrets. Tous les objets concrets appartiennent donc au monde de la sensibilité qui est perçu par la partie animale de notre âme (puisque c’est elle qui organise les sens comme la vue, l’ouïe etc.…). L’âme humaine ne pouvant donc pas avoir accès directement à ces composés, à quoi se réfère-t-elle lorsqu’elle produit des raisonnements ? Aristote déduit alors que les formes qui se trouvent composées dans la matière au sein de l’univers du sensible peuvent exister séparément. Il les place alors au sein de l’âme humaine dans ce qu’il appelle « l’intellect potentiel ». Ainsi, si je peux dire que je suis assis sur une chaise, c’est parce que l’objet sur lequel je suis assis possède la forme « chaise » et que lorsque je parle, je me réfère à cette même forme « chaise » qui existe de manière séparée dans mon intellect potentiel. Or, il faut ajouter à celui-ci un intellect agent qui actualise la forme présente en puissance dans l’intellect potentiel pour en faire un acte qu’on appelle « pensée ». C’est pourquoi une « pensée » n’est pas un objet et que je ne peux pas me peigner avec l’idée d’un peigne. Pour autant, la forme de « l’idée peigne » est strictement identique à la forme du composé « peigne ». La première abstraction est donc celle qui nous permet de saisir les parties du monde sensible par adéquation à des formes présentent en puissance dans notre intellect potentiel.

Une fois cette première étape acquise, il nous faut nous éloigner des formes du sensible pour essayer de saisir la modalité d’existence des formes séparées. En effet, les formes abstraites identiques aux formes qui actualisent les composés du monde sensible trouvent leur entéléchie dans les objets du réel. C’est pourquoi nous utilisons l’observation pour vérifier les théories physiques puisque les formes abstraites de la science physique trouvent leur entéléchie (leur réalisation parfaite) dans la nature, il faut donc observer la nature pour vérifier une théorie physique. Or, en portant notre attention sur ces objets, cette fois en tant qu’abstraction (c’est-à-dire, en étudiant les concepts « forme », « entéléchie », « sensible », « intelligible » etc… en tant que tel) nous arrivons à une étude distincte des sciences physiques puisque notre intellect agent n’actualise plus alors des formes trouvant leur entéléchie dans le nature, mais des formes d’abstraction pure.

Prenons pour exemple le discours même que nous prononçons ici : tout ce dont nous parlons n’est en effet pas scientifique puisque les mots que nous employons ne se rapportent pas à des objets qui trouveraient leurs pendants directs dans des composés sensibles, dans la nature. Or, tout ce que nous pensons est issue de formes existant en puissance dans notre intellect potentiel puisque c’est ainsi que nous avons défini la pensée. Et, une forme doit toujours pouvoir exister aussi bien en puissance qu’en acte. Donc, nous devons supposer qu’il existe distinctement du sensible, une entéléchie de ces formes purement abstraites. C’est ainsi que nous devons supposer l’existence séparée des formes mathématiques et métaphysiques.

Nous proposons ici de nous éloigner pour quelques paragraphes de la pensée Aristotélicienne pour mieux y revenir après. En effet, notre objectif est ici d’expliciter des concepts particulièrement complexes et nous considérons qu’il est pertinent à ce stade de grossir un peu le trait afin de voir plus clairement le mécanisme théorique dont nous parlons : Séparons ainsi ces formes de l’abstraction pure du mot de vérité en définissant la vérité comme adéquation à la nature sensible. Cela nous permet de confirmer le rapport entre les formes séparées de l’intellect potentiel et les formes composées dans le sensible. En d’autres termes, la nature alors simplement associée au sensible et son observation sert de méthode pour trouver la vérité.

Or, cela correspond à notre compréhension scientifique contemporaine de la réalité puisque celle-ci tend à définir la vérité scientifique par rapport à la méthode expérimental et l’observation de la nature. Il est donc plus aisé pour nos esprits contemporains de définir exclusivement comme liées à la vérité, les formes séparées qui se rapportent aux formes composées du sensible naturel. Par conséquent, les formes d’abstraction pure se caractérisent par le fait d’être des abstractions d’abstractions. En effet, si la forme séparée du peigne est une abstraction de l’objet peigne, la « forme » en tant que concept est une abstraction de la forme séparée du peigne. Il n’y a donc pas d’adéquation au sensible des propositions de cet ordre puisqu’elles ne sont pas des abstractions directes mais des abstractions indirectes, des abstractions d’abstraction. En définissant le réel comme le sensible, les propositions métaphysiques ou mathématiques ne sont donc pas vraies.

Il nous faudrait donc (dans le cas de cette hypothèse non-aristotélicienne) proposer un concept distinct du mot vérité permettant de signaler la validité d’une proposition portant sur des formes d’abstraction pure puisque nous avons réservé celui-ci pour les propositions portant sur la nature. La caractéristique de ce concept est de montrer la supériorité hiérarchique de ce mode d’existence sur celui du sensible puisqu’il est l’apanage de l’âme humaine et non de l’âme animale (il cherche à étudier ce qui n’est plus dépendant de nos sens). Dans le langage aristotélicien, le mot qui, lorsqu’il est employé, figure nécessairement l’idée de supériorité hiérarchique est celui de divin. C’est pourquoi nous pouvons ici figurer l’existence d’un second objectif final de l’aristotélisme, la recherche du divin. Contrairement à la recherche de la vérité scientifique qui ne discrimine pas parmi les formes présentes dans l’intellect potentiel, la recherche du divin consiste à rejeter les formes dont l’entéléchie n’est située que dans le degré inférieur du sensible pour se concentrer sur les formes dont l’entéléchie se situe exclusivement dans le mode séparé d’existence.

Après avoir ainsi forcé le trait, revenons à un aristotélisme plus rigoureux. La vérité est une adéquation au réel et si le sensible est réel, le réel n’est pas nécessairement sensible. La définition stricte du réel est donc le champ dans lequel les objets existent en acte. Ainsi, le sensible est un mode d’actualisation matériel là où l’abstraction pure est un mode d’actualisation séparé. Toutes les propositions portant sur les formes, qu’elles soient des formes d’objets sensibles ou des formes d’abstraction pure, peuvent donc être vraies puisqu’elles se rapportent à du réel. Seulement, au sein du réel, nous devons distinguer entre ce qui n’est que vrai et ce qui est à la fois vrai et divin. Nous retrouvons donc à nouveau cette hiérarchie des propositions propre à l’aristotélisme. Cette supériorité des disciplines abstraites qui fait du divin le deuxième objectif final de l’aristotélisme s’est également infusé dans nos sociétés jusqu’à nos jours où les mathématiques et la philosophie semblent toujours perçues comme les plus difficiles et les plus vénérables des sciences.

La grandeur

En observant la grandeur du point de vue de la moralité de l’homme du commun, elle apparaît comme l’attribut des actions du sage car elle est ce qui est digne de louange. Par exemple, payer ses impôts, acheter une baguette ou manger un sandwich ne sont pas de grandes actions mais composer une symphonie ou découvrir une nouvelle particule le sont. Nous savons également qu’il est possible de devenir sage par tous les moyens de l’éthique des vertus. Mais quel est le point de vue du sage sur la grandeur, comment comprend-il ses propres actes ?

Les dieux sont des hommes immortels, des incarnations pures de la grandeur

Nous observons qu’il est possible de savoir si quelqu’un est sage au travers de ses actes puisqu’un des symptômes de la sagesse est de toujours produire de la grandeur. Si donc, un individu semble n’agir que par des grands actes, il est donc probable qu’il s’agisse d’un sage. Inversement, s’il est surpris à produire des actes petits, mesquins ou viles, il est certain qu’il n’est pas un sage. Mais si nous définissons la sagesse par la grandeur et la grandeur par la sagesse, nous ne faisons que produire au mieux une tautologie et au pire une pétition de principe. Or, nous connaissons maintenant la sagesse puisqu’elle est définie par l’entéléchie de l’homme, c’est-à-dire par la réalisation plénière des potentialités des trois parties de son âme. Celles-ci étant réunies au travers d’un rapport hiérarchique de causalité, nous devons en déduire que dans le cadre de la sagesse, les activités résultant des niveaux inférieurs doivent être guidées par les conclusions des niveaux supérieurs. Ainsi, le sage est celui pour qui l’âme humaine, c’est-à-dire le rapport entre les intellects potentiel et agent, gouverne toutes les activités. La grandeur est donc l’acte qui est produit par la connaissance consciente des causes qui l’engendrent.

Cependant, cela ne signifie pas pour autant que les fins inférieures des âmes animales et végétatives soient abandonnées pour laisser une place unique aux fins supérieurs. Même un grand scientifique doit manger et dormir. Ainsi, les fins supérieures contiennent les fins inférieures puisque la juste action dans ces dernières permet d’atteindre les premières. Il n’y a donc pas d’abandon de l’inférieur lorsque nous atteignons le supérieur, mais un surplus qui permet d’ouvrir de nouvelles possibilités d’action. Par ailleurs, nous pouvons remarquer que la grandeur est un terme qui trouve une signification particulière au sein de la catégorie de la quantité. Or, c’est bien d’un rapport de quantité qu’il s’agit ici, puisqu’un acte est grand en tant qu’il accomplit plus de fins qu’un autre. L’homme misérable qui n’agit que relativement à ses besoins est le plus petit car son acte ne contient qu’une seule fin : la survie. L’homme du commun qui est mû par sa recherche du plaisir est un peu plus grand car celle-ci réalise à la fois le besoin et l’agrément. Mais le sage surpasse les deux autres en ce que son acte réalise à la fois le besoin, l’agrément et la recherche de la cause.

Le terme qui peut être employé pour décrire de tels actes est également le sublime. En effet, la sublimation est la transformation d’un état inférieur en un état supérieur. Par exemple, l’acte de manger nous nourrit mais la gastronomie transforme ce besoin en art. Il y a donc du sublime dans la grandeur du sage puisqu’il accomplit les actes nécessaires de telle manière à ce qu’ils soient toujours mû par leurs causes. Ainsi, un sage doit manger parce qu’il est un homme, mais il sait manger correctement car ses connaissances sur le fonctionnement du corps, sur la diététique et sur les fins de la sustentation guident son acte. Le besoin est donc satisfait à la perfection et cela mieux que celui qui ne ferait qu’écouter son âme végétative. Le plaisir trouve son état paroxystique car il est dans le juste milieu qui est suffisant pour permettre de satisfaire son âme animale et inférieur à ce qui pourrait entrainer des désordres de la santé. La liberté est également réalisée car il n’est plus mû par la souffrance de la faim mais par la connaissance de la forme de son corps d’être humain qui lui permet de réguler ses repas. Cet exemple particulier nous permet donc de définitivement briser le mythe du sage ascète souffrant toutes les douleurs du monde au nom d’un idéal spirituel. Certes, la grandeur n’est ici exprimée que dans son caractère le plus pratique mais elle montre bien la distinction entre une vie réglée par l’âme humaine et une vie laissée aux aléas des besoins et des désirs.

Pour autant, l’acte de se nourrir, s’il est bien réalisé de manière différente par le sage et par l’homme du commun, n’est pas en soi spécifique au sage puisqu’il est nécessaire à tous les hommes. Pour en arriver à ces grands actes que seul le sage réalise, il nous faut d’abord passer par la négation des actes que seul l’homme du commun s’abaisse à produire. En effet, le plaisir et la souffrance qui sont les moteurs des actes de l’âme animale dépassent souvent les causes naturelles de ces actes. Nous parlons alors de vices et par exemple, l’intempérant ou le glouton agissent plus qu’il ne faut sous l’impulsion de leurs désirs. Il y a donc des actes superficiels qui dépassent la juste mesure et caractérisent donc l’homme du commun. Ces actes vont à l’encontre de la santé, rendent gros, fainéant, ils fatiguent, ridiculisent en société et affaiblissent le corps et l’esprit. De ce point de vue, le sage agit donc moins que l’homme du commun car il évite les actes qui lui sont néfastes. À la notion de grandeur et de sublime s’ajoute donc celle de bien moral qui est caractérisée par la juste mesure dans l’activité vis-à-vis de notre nature. C’est donc en cela que la liberté n’est pas une licence puisqu’elle se doit de se prémunir contre les actes qui ferait chuter le sage de sa capacité de contemplation.

Inversement, il existe des actes qui ne trouvent leur moteur que dans la connaissance car ils ne peuvent être issus ni de la recherche du plaisir ni des diktats du besoin. Ces actes sont donc authentiquement grands puisqu’ils sont l’apanage unique du sage. Ceux-ci peuvent être de deux sortes : D’abord, il y a les actes qui résultent des vertus morales comme les actes de courage dans la guerre ou les actes de libéralité comme une charité justement placée. Ceux-là sont le résultat de la transformation de la personnalité par les bonnes habitudes qui ont permis au sage d’atteindre les vertus qui le caractérise. Ensuite, on trouve les actes qui sont le résultat de la perception par le sage des formes d’abstraction pure. Étant le fruit des vertus intellectuelles qui ne sont accessibles qu’à lui, l’homme du commun n’est alors même pas à même de comprendre leur cause. Ces actes d’une grandeur particulière peuvent être alors qualifiés de divins selon la dénomination que nous avons attribué à cette activité supérieure de l’âme humaine. On trouve parmi eux l’application de la justice, la capacité de délibération politique et la création-invention artistique.

Conclusion.

La fin qu’est la grandeur possède donc un grand nombre d’aspects : le sublime, le bien, le juste, le beau etc. mais tous résultent d’une analyse formelle implacables puisqu’ils sont le résultat de l’accomplissement des potentialités de l’âme par la prise de contrôle des parties inférieures par l’intellect. Cette grandeur est donc caractérisée par un usage parfait de tous les niveaux de notre humanité et contrairement à la vérité ou au divin, cette troisième fin de l’aristotélisme n’est pas exclusive mais caractérise justement le polymathe, l’homme universel qui étend sa pensée dans tous les recoins de la vie pour les sublimer et les réaliser au plus haut degré possible. Cette recherche de la grandeur comme une fin nécessaire de l’homme (un sens de la vie si l’on veut) est une caractéristique de l’aristotélisme qui en fait une figure de proue de l’humanisme. Outre l’intemporalité de cette pensée qui la rend aussi pertinente de nos jours que sous le règne d’Alexandre le Grand, cette fin ultime de l’aristotélisme a le mérite de contenir toutes les autres.

Une réflexion sur “Quel est le sens de la vie ? (Le point d’équilibre de l’aristotélisme, sixième partie)

  1. M Lion

    Bonjour. Merci pour ce travail de mise à portée. Quand on lit l’oeuvre d’une personne ayant aussi fortement marqué notre civilisation qu’Aristote a pu le faire, on éprouve l’impression qu’il énonce des évidences (ce sont devenu des évidences en raison même de son influence). En prenant le point d’intersection entre éthique et métaphysique comme centre à partir duquel rayonner, vous nous faites sentir, outre la cohérence de son système, une dynamique. Dans l’attente de la septième partie.

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