Cet article est le dernier article d’une série qui porta sur la recherche du point d’équilibre de l’aristotélisme. La complexité d’un système trop souvent laissé pour compte à cause de son ancienneté et d’une mauvaise perception qui a fait croire à son obsolescence est devenue une raison d’ignorer le plus grand des philosophes. Nous proposons ici une manière originale d’aborder cette philosophie afin de lui redonner le caractère éminemment contemporain qu’elle n’aurait jamais dû perdre.

Le système aristotélicien est une voie initiatique dont les traités ne sont que les témoignages du parcours particulier d’un philosophe
Nous avons, au cours de ce cheminement à travers la pensée péripatéticienne, parcouru l’ensemble des doctrines philosophiques d’Aristote, ne laissant de côté que ce qui sera attribué ultérieurement à des sciences séparées (science politique, biologie et physique en particulier). Il apparaît donc clairement que l’éthique, la psychologie (que l’on peut nommer également philosophie de l’esprit ou étude de l’âme) et la métaphysique sont trois étapes permettant au philosophe de rejoindre un statut particulier au sein de l’existence : celui d’un dieu parmi les hommes.
Ainsi, au-delà des aspects théoriques du corpus aristotélicien qui n’intéresseront que les étudiants, les érudits et les chercheurs en histoire de la pensée, l’œuvre du Stagirite doit avant tout être abordée comme un parcours initiatique où chaque discipline apparaît comme une étape sur le chemin de l’apothéose individuelle. Toutes les connaissances issues d’Aristote, du lycée, des péripatéticiens postérieurs et des chercheurs en aristotélisme ne sont donc que des sous-produits de cette quête de la divinité, semblables à des signes, des manifestation qu’un philosophe est passé par là. Pourtant, ce sont bien ces signes que nous collectons lorsque nous poursuivons la quête du savoir initié par le Stagirite. Lorsque nous ouvrons un de ses livres, lorsque nous suivons un cours à l’université ou que nous lisons un article portant sur ses doctrines, nous ne faisons qu’observer l’un de ces témoignages afin de nous en inspirer pour, à notre tour, avancer un pas de plus vers cette fin promise par Aristote.
La voie est donc toute tracée :
I : Il nous faut d’abord connaître de manière abstraite les fondamentaux pratiques de l’Aristotélisme et cela passe par la lecture de l’Éthique à Nicomaque.
II : La seconde étape consiste à appliquer les recommandations du philosophe, c’est-à-dire à acquérir cette seconde nature que le Stagirite appelait Magnanimité. En cela, nous suivront alors le premier précepte inscrit sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes : « Μηδὲν ἄγαν » : « Rien de trop ».
Dès lors, les étapes ultérieures s’en suivront tout naturellement car l’esprit, se détachant des considérations éphémères, s’en ira de lui-même poursuivre sa curiosité, sa quête de la connaissance.
III : La troisième étape et la première connaissance à acquérir sera celle de notre propre âme à l’aide du traité éponyme d’Aristote : De Anima. En cela, nous suivrons le second précepte établi sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes : « Γνῶθι σεαυτόν » : « Connais-toi toi-même ».
IV : La quatrième étape nous permettra alors d’élargir notre savoir au cosmos tout entier car en connaissant notre âme, nous aurons découvert les sources de motivation nécessaire à la recherche du savoir universel. Nous pourrons alors nous appuyer sur une partie du parcours péripatéticien traditionnel : commencer par l’étude de l’Organon (l’œuvre de logique du Stagirite) et terminer par la Physique.
Connaissant ainsi l’univers, notre esprit sera alors prêt à recueillir les savoirs issus des dieux et du moteur premier.
V : La cinquième et dernière étape de la voie initiatique aristotélicienne se situe ainsi dans le dépassement de la nature par l’engagement de l’esprit dans la métaphysique. Tous les savoirs que nous avions acquis dans les étapes précédentes se synthétisent ici et sur le plan théorique, apparaissent dans toute leur complexité dans l’ouvrage final du système péripatéticien : la Métaphysique.
Ainsi s’achève la voie. Mais c’est ici également que commence la vie. Puisque l’aristotélisme n’est pas une doctrine de la dissolution du soi dans le néant mais au contraire, de son affirmation politique, éthique et scientifique. En effet, un philosophe ayant atteint l’équilibre de la sagesse en ayant accompli ces cinq étapes peut alors se retourner vers le monde et proposer un mouvement nouveau, issue de sa propre liberté.

La fin proposée par l’Aristotélisme est l’apothéose du philosophe
En effet, le sage aristotélicien est comparable au moteur premier qui constitue la fin de sa Métaphysique. Il est donc à la fois immobile (satisfait par sa quête) et moteur (il engendre des choses nouvelles). Et parmi ces choses, il nous faut évoquer la politique. En effet, si la politique aristotélicienne peut-être pensée de manière analytique (comme dans son traité éponyme qui développe le sujet des différents types de constitutions), elle peut également devenir le moyen par lequel le philosophe propose la survenue d’une cité-sainte vouée aux arts, aux sciences et à la philosophie. Ainsi, contrairement à une idée reçue (probablement issue de l’image d’Épinal de moines enfermés dans leur monastère, ne croyant qu’au Christ pour le ciel et qu’à Aristote pour la terre) l’Aristotélisme ne cherche pas à se détacher du monde des hommes en méprisant la politique du haut de sa tour d’ivoire.
J’en veux pour preuve la voie suivie par Alexandre le Grand et ses compagnons, tous disciples d’Aristote. Malgré les défauts sans nombre de l’empire hellénistique, celui-ci a engendré un héritage immense en matière de culture et de savoir. Or, c’est bien sa constitution par des hommes poursuivant un idéal inculqué par le Stagirite qui explique la valeur de ce lègue. La fusion hellénistique de l’occident et de l’orient, l’apparition d’Alexandrie et de sa bibliothèque, la volonté de redonner vie aux rêves divins et héroïques de l’époque homérique et l’inspiration que la figure d’Alexandre a engendrée sont autant de points essentiels sur lequel nous pouvons nous appuyer pour justifier la nécessité, toujours actuelle, d’entreprendre le chemin aristotélicien.
Pourtant, nul ne pourrait indiquer de manière exacte quelles seraient les conséquences modernes de la résurrection d’un aristotélisme nouvellement partagé. Cela fait partie intégrante du mystère métaphysique du Stagirite. En effet, les derniers savoirs de la voie sont issus d’un rapport intime entre le philosophe et sa compréhension particulière du moteur premier. Il n’existe donc pas de dogme absolu ou de préconception fermé du devoir d’un aristotélicien accompli car seul lui est alors à même de savoir ce qu’il pourra donner au monde en tant qu’incarnation particulière du moteur premier.
Ces articles eux-mêmes sont le résultat d’un tel parcours, je ne saurais justifier de la validité réelle de mes propos car ils constituent le résultat d’un chemin parcouru intimement et non une conclusion définitive sur la nature de textes dont la source s’est perdue dans les océans du temps. Néanmoins, je ne peux que prendre acte du changement profond que la lecture de l’œuvre du Stagirite a opéré en moi au cours de ces années. L’interprétation que vous venez d’achever de lire constitue donc un témoignage, une autre pierre jetée sur le chemin dont vous êtes les seuls juges.
Que par la quête de tous les savoirs, l’homme retrouve sa nature divine et entreprenne la construction d’un nouvel Olympe sur la terre.