Cet article est le troisième d’une série de sept qui porteront sur la recherche du point d’équilibre de l’aristotélisme. La complexité d’un système trop souvent laissé pour compte à cause de son ancienneté et d’une mauvaise perception qui a fait croire à son obsolescence est devenue une raison d’ignorer le plus grand des philosophes. Nous proposons ici une manière originale d’aborder cette philosophe afin de lui redonner le caractère éminemment contemporain qu’elle n’aurait jamais dû perdre.

Les vertus, la grandeur et la contemplation trouvent leur accomplissement dans la finalité de l’éthique qu’est la sagesse. Les actes issus de la sagesse se justifient ainsi d’eux-mêmes par les perceptions métaphysiques que la contemplation permet. Mais avant que cette contemplation ne soit possible, il doit exister des justifications immanentes aux actes de l’éthique des vertus. Ainsi, ces justifications ne peuvent être transcendantes car cela supposerait une obéissance sans connaissance des causes à la loi éthique, il y a donc dans une première forme d’éthique des vertus, des justifications inférieures à celles de la connaissance métaphysique. Il nous est possible d’inférer cela car les vertus ne sont pas seulement des symptômes de la sagesse. Elles ont aussi deux conséquences bien plus accessibles à l’homme du commun, et qui les rendent désirables. Premièrement, elles sont utiles et deuxièmement, elles sont plaisantes.
Il nous faut donc bien distinguer deux aspects de l’éthique aristotélicienne. Nous avons étudié dans l’article précédent son aspect relevant des finalités les plus hautes que suppose la contemplation, nous permettant ainsi de décrire le sage péripatéticien et de le distinguer des ascètes avec lesquels il est trop souvent confondu. Le second aspect relève quant-à-lui de la méthode permettant d’accéder à cet état et repose donc sur un caractère rigoureusement pratique, fait de conseils et d’une étude précise du comportement humain.
Par ailleurs, il est également nécessaire d’aborder le sujet de la sagesse de ce point de vue plus prosaïque afin de démontrer que l’aristotélisme n’est pas une simple promesse religieuse. En effet, si nous n’étions mus à nous transformer que dans l’espoir informe d’une mystérieuse connaissance dont nous ne pouvons pas établir la valeur a priori de sa perception, alors notre éthique, en plus de devenir indéfendable auprès des non-initiés, n’engloberait pas l’ensemble des parties de la vie humaine. Ainsi, pour que le modèle péripatéticien puisse être catégorisé de philosophie et non de croyance religieuse, il est nécessaire qu’il puisse s’appuyer sur des fins naturelles connues a priori son étude. Ces fins sont de deux types : D’abord l’utilité qui se rapporte aux besoins de la vie et à la survie du corps. Ensuite l’agrément qui cherche le plaisir et la satisfaction des désirs.
L’utilité
L’utile est un rapport direct à la survie car elle n’intervient que lorsque la nécessité du corps l’emporte sur toute autre préoccupation. Cela est évident dans un cadre rustique puisque l’on perçoit bien l’absolue nécessité de bien chasser ou de savoir cueillir les bonnes baies pour se nourrir. Mais il en va en réalité de même dans le cadre plus sophistiqué des systèmes économiques complexes puisque le travail, même s’il peut s’exercer sur un objet raffiné comme dans le cas des métiers artistiques ou intellectuels, repose d’abord sur la nécessité d’acquérir une certaine quantité de monnaie dont l’objet est d’obtenir par l’échange les ressources nécessaires à la survie du corps. On ne parle donc d’utilité que lorsque la motivation d’un acte est issue des différents besoins de notre nature biologique.

Mais la réalisation d’une telle utilité est loin d’être quelque chose d’évident, même si dans le monde contemporain la richesse toute relative permise par la démultiplication de la productivité avec la révolution industrielle le laisse penser. Il faut, en effet, prendre en compte un grand nombre de facteurs comportementaux qui restreignent les actes des individus dans une certaine mesure pour permettre de répondre à leurs besoins. Cette restriction permet donc de diriger notre perception de la distinction entre les vertus et les vices au moyen de cette pierre de touche qu’est l’utilité. Certes, il est plus aisé d’observer ce type de jugement dans le cadre aride et violent de l’antiquité où une vertu comme le courage est mise à l’épreuve plusieurs fois au cours de la vie d’un individu lors des batailles et des guerres qui secouent les cités-états grecques. Mais une vertu comme la tempérance qui vise à satisfaire des besoins comme la consommation de nourriture de manière adéquate se vérifie d’autant plus dans notre monde moderne où la surabondance de nourriture rend commune des excès qui finissent par nuire à la santé.
Chacune des vertus correspond donc dans un premier temps à une satisfaction adéquate des besoins du corps. Tout défaut ou tout excès est dans ce cas sanctionné par la maladie ou la mort brutale. Bien évidemment, cette première limitation est beaucoup moins restrictive que les suivantes car le corps est fait pour résister à des conditions très diverses. Sur ce point, l’instinct lui-même tend à nous guider dans la bonne direction et les déviations sont si graves qu’elles sont alors considérées comme des troubles du comportement qu’il est nécessaire de traiter. Cependant, certaines de ces déviations n’entraînent de conséquences qu’à plus long terme et c’est donc la pression sociale qui tend à amener l’individu à revenir dans le champ du raisonnable. C’est, par exemple, le cas pour le travail qui est nécessaire à la survie économique de l’individu, un défaut trop important peut entraîner une remise en question de sa capacité à subvenir à ses besoins et un excès entraîner une diminution de l’espérance de vie ou même un décès. Les excès dans le cadre de l’utilité sont donc des extrêmes qu’il est assez aisé d’éviter et dont le dépassement est souvent dû à des problèmes qui ne sont même plus de l’ordre de la responsabilité individuelle mais découlent des désordres de la politique ou de maladies psychologiques.
Il faut également souligner le passage entre la pratique que constitue l’éthique et la théorie qui peut survenir lorsque l’on recherche l’utile comme fin. En effet, la nature est une limite à notre recherche de survie en ce que celle-ci comporte des dangers, des ressources et des méthodes pour pouvoir obtenir cette fin. En prenant comme axiome la fin qu’est la recherche de l’utile, il devient possible de construire un domaine théorique comportant toutes les disciplines visant l’accomplissement de ces fins. Ces disciplines se définissent alors par leur faculté à unifier des phénomènes naturels en vue de les rendre utiles à l’homme. Prenons pour exemple la médecine qui cherche à guérir les maladies, l’ingénierie et la mécanique qui permettent de multiplier la productivité du travail humain, la théorie agraire qui augmente le rendement des sols etc..
Le plaisir
L’agréable dépasse l’utile en ce que ce dernier doit être accompli pour que le plaisir puisse devenir le motif de l’acte. C’est également cette forme qui se répétera au moment du passage entre le plaisir et le loisir pur que constitue l’acte libre de la contemplation. Aristote ne fait donc ici qu’observer un phénomène évident du comportement humain, lorsque nous n’avons plus besoin d’effectuer les actes nécessaires à notre survie, le motif de l’action qui s’impose est alors la recherche du plaisir. Comme nous avons pu l’observer pour l’utile, l’usage d’une fin comme le plaisir à titre d’axiome permet de constituer un domaine théorique dont les disciplines visent l’obtention de cette fin. Il y a, en effet, l’obtention du plaisir dans les arts car le plaisir est directement recherché par la forme esthétique. Nous admirons des tableaux et des sculptures, nous écoutons de la musique, nous allons au théâtre ou au cinéma pour le plaisir que ces créations artistiques entraînent. Dans des termes économiques, il est également notable de remarquer que les dépenses ont d’abord lieu dans la sphère de l’utile puis, lorsque cette dernière est satisfaite, se déplace dans celle de l’agréable.

Cependant, il nous faut également prendre en compte le cas limite de l’artiste. En effet, celui-ci a pour métier la création d’œuvres dont la fonction sociale est d’entraîner le plaisir esthétique chez ceux qui la regardent, l’écoutent, la touchent, la sentent ou la goutent. Mais, puisqu’il s’agit de son métier, l’artiste répond également à l’utilité qui le concerne car c’est en vendant son œuvre qu’il pourra acquérir les biens nécessaires à sa survie. Il y a donc une ambiguïté chez l’artiste car son œuvre existe à la fois dans la sphère de l’utilité et dans la sphère du plaisir. Pourtant, cette difficulté ne pose qu’un dilemme de surface. En effet, ce n’est pas la fonction sociale qui détermine la sphère dans laquelle un individu se situe mais l’acte qu’il accomplit. Ainsi, il nous faut distinguer la création artistique à proprement parler des actes de marchandage qui l’accompagnent. Lorsque l’artiste crée, son acte particulier est mu par la fin qu’il recherche, c’est-à-dire par l’objet de sa création. C’est par ailleurs pourquoi un artiste peut aller au-delà de la sphère du plaisir lorsque l’objet de cette création se situe dans la contemplation, on peut alors aller jusqu’à parler d’inspiration. Mais une fois l’œuvre terminée, l’artiste se retrouve alors dans la position du marchand puisqu’il dispose d’une œuvre et doit alors satisfaire ses besoins matériels.
Remarquons ici que cette analyse visant à distinguer les différentes parties d’un travail d’artiste en séparant la création à proprement parler des actes de marchandage et de communication, remet en cause la doctrine moderne de la pleine satisfaction dans le travail. Il ne suffit en effet pas de trouver « ce qui nous plait » pour ne plus avoir besoin de travailler, et cela car chaque métier suppose des actes différents dont les fins sont multiples et si certains actes ont en effet pour fin le plaisir ou même le loisir pur, une grande partie de ces fins est associée exclusivement à l’utilité. Pour autant, l’éthique aristotélicienne nous enseigne bien que l’obtention du plaisir et des fins supérieures qui lui succèdent ne peut intervenir qu’après la satisfaction des besoins primaires.
Pour autant, la production artistique n’est pas une source commune de plaisir. Inversement, la consommation d’œuvres est au contraire très commune, et cela dans toutes les strates de la société. Que ce soit l’opéra, le théâtre ou les musées pour les élites intellectuelles, ou la télé-réalité et les séries pour la majorité, la recherche du plaisir dans l’art est universelle. Il existe également une recherche du plaisir dans des actes plus anodins et souvent dans la satisfaction même des besoins liés à la survie. Ainsi, chasser ou travailler pour rapporter de la nourriture au foyer sont des actes qui relèvent de l’utile, mais se nourrir en ajoutant à la nourriture des éléments inutiles à cette survie pour la rendre agréable relève du plaisir. On retrouve également des plaisirs dans l’acte de reproduction, dans le sommeil et dans la satisfaction de tous les besoins. Nous pouvons donc remarquer que le plaisir est précisément ce qu’il y a au-delà des besoins, il s’agit de l’acte supplémentaire visant à sublimer le nécessaire avec une part de contingence.
Or, c’est ici que l’on retrouve la notion de vice. En effet, là où le défaut de plaisir suppose une nature bestiale simplement bonne à satisfaire ses besoins en termes de survie, l’excès de plaisir constitue un vice tout particulier que l’on nomme « intempérance » et dont la portée peut aller jusqu’à contaminer d’autres caractéristiques de la personnalité. Ainsi, celui qui aime trop son argent devient avare, celui qui aime trop dépenser devient prodigue etc. Sans que cela aille jusqu’à entraîner des risques au niveau de la survie, ces vices peuvent également entrer en contradiction avec la recherche même de plaisir.
En effet, l’excès ou le défaut dans le comportement relatif au plaisir peut entraîner à long terme une diminution de celui-ci et donc paradoxalement, celui qui se retrouve trop porté sur les plaisirs fini par éprouver moins de plaisir que celui qui s’y rapporte avec raison.
Ainsi, comme nous avions observé que la question de la survie encadre le comportement juste par des vices d’excès et de défaut qui peuvent entrainer la perte de la santé ou la mort, la question du plaisir réduit encore ce cadre en restreignant la liberté d’action du sujet qui recherche un plaisir parfait. Un excès ou un défaut peut entrainer des dépendance, à une drogue par exemple, des regrets, des blessures accompagnées de souffrance : En un mot, des réduction du plaisir général au cours d’une vie. Nous voyons donc bien ici que l’éthique des vertus aristotélicienne, loin de chercher une diminution des plaisirs se pose donc comme solution à une maximisation des plaisirs par rapport aux déviances qu’entraine une relation démesurée à ceux-ci. Le célèbre μηδὲν ἄγαν, « rien de trop », inscrit sur le temple d’Apollon à Delphes n’est donc pas une invitation au sacrifice mais au contraire une règle permettant de maximiser notre agrément.
Conclusion
Seulement, nous suffit-il alors de satisfaire justement notre agrément pour arriver à une authentique satisfaction de notre nature ? L’éthique des vertus ne cherchent-elle qu’à nous amener à réaliser les fins matérielles de la satisfaction physique ? Pour arriver à cet état de satisfaction parfaite de l’agrément, nous avons dû prendre de bonnes habitudes afin de satisfaire à notre survie physique puis à obtenir un plaisir maximisé par une juste proportion et une domestication de nos désirs. Nous nous sommes donc transformés par des causes immanentes et notre seconde nature se distingue alors radicalement de l’homme du commun que nous étions. Pourtant, le temps n’est pas rempli, les plaisirs de satisfaction de nos besoins, les agréments des arts voués au plaisir accompagnent notre vie mais ceux-ci laissent encore de la place à l’ennui. C’est donc dans ce cadre qu’apparaît pour la première fois les lueurs d’actes qui ne sont plus simplement mus par le besoin ou par le plaisir mais par autre chose. Ces actes sont les premiers à être simplement libres car ils ne trouvent plus de principe qu’en nous-même : il y a la même distance entre le besoin et le plaisir qu’entre le plaisir et ces nouveaux actes que l’on nomme alors le loisir pur.
Dans un premier temps, ce loisir prend la forme d’une certaine forme de plaisir : la curiosité. Le plaisir des arts est alors dépassé par le plaisir du savoir. Nous retrouvons donc ici la contemplation qui est l’acte propre du sage et nous pouvons en déduire que la sagesse intègre en elle les éléments qui font la vie des hommes du commun. Tout comme le plaisir dépasse les besoins parce qu’ils ont été pleinement satisfaits, la contemplation dépasse le plaisir parce qu’il a été pleinement accompli. Il n’y a donc pas chez le sage un rejet du monde, mais un surplus de vie, une force qui déborde du monde connu par tous pour atteindre ce qui n’est connu que par lui et ses semblables. C’est pourquoi la sagesse est nécessaire à partir des données mêmes de la vie commune si celle-ci est respectée à sa juste mesure.
Ilios Balias