Cet article est le quatrième d’une série de sept qui porteront sur la recherche du point d’équilibre de l’aristotélisme. La complexité d’un système trop souvent laissé pour compte à cause de son ancienneté et d’une mauvaise perception qui a fait croire à son obsolescence est devenue une raison d’ignorer le plus grand des philosophes. Nous proposons ici une manière originale d’aborder cette philosophe afin de lui redonner le caractère éminemment contemporain qu’elle n’aurait jamais dû perdre.

L’éthique est un processus de transformation de l’individu qui demande d’être justifié par des fins compréhensibles à chaque instant de l’application de cette méthode. Il n’est en effet pas souhaitable d’obliger quelqu’un à se transformer ou de lui promettre monts et merveilles afin de le convaincre de tenter une telle opération. La philosophie éthique vise donc à trouver une méthode dont chacune des étapes est parfaitement bénéfique à celui qui la suit. Les questions “À quoi cela sert-il ?” ou “En quoi ceci serait-il dans mon intérêt ?” ne doivent pas être rejetées. Pourtant, l’accomplissement de cette méthode nous conduit à adopter petit à petit un point de vue différent sur le monde. C’est pourquoi nous pouvons conclure que l’éthique est initiatique. Il ne s’agit pas seulement d’un respect d’une règle mais d’une transformation de l’individu par les habitudes.
Il nous faut cependant véritablement nous poser la question : Pouvons-nous nous assurer que les promesses de l’éthique sont réellement applicables ? Et si celles-ci le sont, qu’apprenons-nous alors sur la nature humaine ? En d’autres termes, l’éthique peut servir de méthode expérimentale pour nous révéler notre propre nature et ainsi nous rapprocher d’une compréhension de ce qu’est l’Homme au sens universel du terme.
Aristote répond à ces deux questions à travers l’éthique des vertus et l’étude de l’âme. La première raison qui pourrait nous pousser à étudier notre âme est l’utilité pratique que cette recherche peut avoir lorsque nous cherchons à justifier la possibilité des démarches éthiques. En déterminant un objectif donné, la première question d’ordre scientifique qui survient est celle de la faisabilité. En effet, même si cet objectif est infiniment désirable, la nature peut imposer des limites qui le rend impossible à accomplir. Par exemple, si nous désirons voyager entre les étoiles, les limites imposées par la vitesse de la lumière et les immensités qui séparent les astres rendent ce désir irréalisable dans l’état actuel de nos connaissances. La seconde question est alors celle de la méthode car si quelque chose est possible, même si celle-ci est extrêmement difficile, il devient envisageable de réunir nos connaissances pour dégager un chemin visant à réaliser cet objectif.
Dans le cas de l’éthique et de l’âme, il serait en effet tout à fait envisageable, comme certains le font, que notre nature fondamentale soit donnée de naissance et qu’il serait donc impossible de devenir ce que l’on n’est pas. Nous nommons cette hypothèse, fatalisme, car elle retire de notre champ d’action la faculté de modeler notre personnalité et reporte toute la responsabilité de nos talents, de nos capacités, de nos joies et de nos malheurs au destin uniquement. Dans ce cas, il y aurait des sages de naissance et des hommes du commun condamnés à le rester.
Ainsi, la connaissance de l’âme et l’éthique comme activité pratique marchent main dans la main pour former une science profonde de l’homme. L’éthique est prescriptive là où la science de l’âme est descriptive. Il nous faut donc commencer par nous poser la question de la possibilité d’une transformation éthique avant de réfléchir en détail sur la meilleure méthode qui nous permettrait de la réaliser.
La possibilité.
L’âme diffère du corps en ce qu’elle correspond aux parties de l’homme imperméables aux sens. Elle ne peut donc être observée ni par la vue, ni par l’ouïe, ni par le toucher, ni par l’odorat, ni par le goût ni par les instruments qui démultiplient les capacités de ces sens comme le microscope par exemple. L’étude de l’âme pose donc un premier problème de méthode : Comment alors dire quelque chose de vrai sur quelque chose qui ne peut être directement observé ? Or, pour pouvoir répondre à notre problème qu’est la validation théorique de la possibilité de changer sa personnalité, il faut encore être sûr de ce que l’on dit théoriquement sur celle-ci.

Il est possible de répondre à cette question de trois manières différentes : Premièrement, nous pouvons chercher à comprendre l’âme au travers de l’observation. C’est pas exemple ce que proposent les neurosciences en projetant les questions psychologiques sur la structure physique du cerveau. Deuxièmement, nous pouvons tenter cette étude en utilisant la méthode expérimentale. En effet, puisque nous cherchons à produire des effets déterminés consistant en une transformation de la personnalité, il est alors possible d’imaginer une expérience permettant de valider ou d’invalider l’hypothèse de la faculté de l’homme à modifier sa propre personnalité. Troisièmement, il est possible de rechercher des correspondances dans la nature ou dans la culture afin de déterminer la validité de l’hypothèse par induction.
L’observation du corps a fortement évolué depuis ce qu’Aristote a pu connaitre au IVème siècle avant notre ère. La médecine et les sciences biologiques ont évolué en grande partie à l’aide du développement technologique des instruments de mesure. Dans le cas qui nous concerne, elles permettent à présent d’explorer les réactions du cerveau en temps réel à l’aide des IRM par exemple. Cependant, il demeure des questions dépassant la simple précision de la mesure qui s’appliquent aussi bien dans l’étude ancienne que de nos jours. Il y a en premier lieu un problème posé par l’adéquation entre le cerveau et l’âme. En effet, nous pouvons déterminer qu’une grande partie des phénomènes mentaux comme la pensée et les émotions soit essentiellement située au sein de la boite crânienne mais d’autres éléments en provenance de l’ensemble du corps doivent être pris en compte. La simple étude du cerveau, quand bien même celle-ci aurait atteint un degré absolu d’exhaustivité, ne suffirait donc pas à saturer nos connaissances sur l’âme. Ensuite, nos réactions trouvent également des causes à l’extérieur de nous-même, ainsi même une étude anatomique absolue ne permettrait pas de connaitre ce qui, dans nos pensées et émotions, dépend de notre environnement.
Ainsi, l’étude de l’âme par une méthode strictement observationnelle ne permet que de donner des informations particulières sur notre psychologie. Mais puisque question initiale est particulière, nous pouvons donc trouver quelques éléments de réponse à celle-ci dans les sciences modernes. La biologie nous enseigne donc bien que la plasticité cérébrale est un mécanisme du cerveau où celui-ci s’adapte au cours du temps pour faciliter l’accomplissement d’action répétées. Cela nous permet alors d’inférer la possibilité d’influencer notre personnalité. Par ailleurs, celle-ci est également bien en relation avec l’habitude puisque la plasticité cérébrale est précisément l’apparition de nouveaux circuits neuronaux par la répétition de stimuli de même types. Les découvertes scientifiques contemporaines sont donc en adéquation avec les conditions du raisonnement fondamental d’Aristote ce qui signifie que la théorie que nous étudions ici n’a pas été rendue obsolète par le temps.
La méthode expérimentale est plus précise puisqu’elle permet de prendre directement en compte les étape particulières de la méthode éthique que nous voulons tester. Certes, elle pose un problème d’ordre moral car il s’agit ici de proposer de prendre pour cobaye des sujets humains. Mais, dans le cas particulier de l’éthique des vertus aristotélicienne, l’expérience est loin d’être déplaisante ou dangereuse car elle cherche à mettre en avant des vertus déjà communément admises dans nos sociétés comme le courage ou la générosité.
Cependant, le fatalisme peut trouver ici un nouveau terreau fertile par l’accusation de biais de confirmation. Celui qui est prêt à tenter l’opération de modifier sa personnalité pour obtenir les vertus aristotélicienne est déjà̀ dans une perspective de changement personnel. Même si l’expérience montre un changement en lui, pouvons-nous pour autant en inférer que cela est vrai pour tout être humain, y compris ceux qui ne croient pas en la possibilité de ce changement ? En d’autres termes, est-il possible de convaincre rationnellement par l’expérimentation quelqu’un qui affirmerait a priori qu’un tel changement est impossible pour lui en particulier ? Mais en allant chercher dans de telles extrémités, nous ne ferions alors que démontrer qu’un individu radicalement allergique au changement serait incapable de changer, mais cela ne concerne qu’une part très réduite de la population.
La méthode contextuelle cherche quant-à-elle à étayer l’hypothèse de la mutabilité de la personnalité par l’observation de précédents historiques ou naturels. Nous pouvons d’abord observer qu’une importante partie des arts narratifs semble mettre en avant des exemples d’une telle mutation. De l’Épopée de Gilgamesh à l’Odyssée, nous voyons des héros évoluer en rapport avec leurs actes et leur environnement. Un genre littéraire particulier est même consacré à démontrer cet état de fait : le récit initiatique. Deuxièmement, lorsque nous comparons l’humanité au reste du règne animal, nous pouvons observer une différence notoire dans l’évolution des comportements humains au cours du temps, là où les espèces animales semblent conserver un comportement identique malgré le passage des siècles. Par exemple, l’architecture d’une termitière demeure la même au cours du temps là où les styles architecturaux évoluent aussi vite que les goûts des sociétés humaines. L’espèce humaine est donc caractérisée par sa capacité de mutation et cela peut s’observer aussi bien dans le temps long des civilisations que dans la courte vie d’un individu.
La méthode.
La mutabilité de la personnalité est donc bien un phénomène humain avéré. La question qui se pose alors est celle de la méthode préconisée pour adopter les traits de caractères permettant d’accéder à la sagesse. Nous avons déjà apporté la réponse à cette question puisque le moyen proposé par Aristote est l’habitude. Mais pour comprendre ce concept, il nous faut déjà̀ distinguer trois catégories dans le comportement humain.
D’abord, il y a l’acte particulier. Celui-ci peut exister sous toutes les formes possibles car chacun peut faire le bien comme le mal et agir de mille manières différentes dans milles situations différentes. Ensuite, il y a l’acte le plus récurrent car si nous pouvons en théorie supposer que n’importe qui peut faire n’importe quoi, il est possible de prédire la manière par laquelle un individu va se comporter le plus généralement. Cet acte récurrent définit alors la personnalité de l’individu. Enfin, la nature humaine se différencie de l’acte particulier et de la personnalité. En effet, si la personnalité est changeante et n’appartient qu’à nous seul, nous partageons tous une nature commune.

L’habitude est donc une répétition d’actes particuliers d’un certain type visant à changer la personnalité de l’individu. C’est pourquoi la nature humaine demeure inchangée malgré l’existence de l’habitude car elle est le cadre dans lequel cette dernière intervient. La forme que prend la modification de la personnalité par le moyen de l’habitude est donc analogue à l’acquisition de la connaissance par le moyen de l’apprentissage car comme nous prenons l’habitude d’agir d’une certaine manière en répétant de nombreuses fois un même comportement, nous pouvons apprendre n’importe quoi en répétant cette chose jusqu’à ce qu’elle soit acquise. Une autre correspondance se fait avec l’entrainement physique : un exercice difficile devient facile pour celui qui l’a répété un grand nombre de fois auparavant et c’est comme cela que la force se développe. Cette analogie peut se filer jusqu’à la notion générale de nature humaine car ce n’est pas parce qu’un homme est faible qu’il n’a pas de muscles, sa faiblesse ne vient que du fait que ses muscles ne sont pas entrainés. Ainsi, si la vertu et le vice sont de l’ordre de la personnalité de chacun, la caractéristique générale qui lui correspond est de l’ordre de la nature humaine commune.
En terme de fonctionnement, l’habitude est une imitation. Ce que nous appelons le courage, la prudence, la force et toutes les vertus, ne sont que l’image que nous nous faisons des actes produits par celui qui possède ces vertus. L’habitude consiste donc à reproduire dans son propre comportement les actes de ce personnage imaginaire. Et c’est ainsi que nous devenons progressivement ce que nous avons projeté dans notre esprit sous la forme d’une construction. Or, il faut ici bien se rendre compte que les circonstances sont essentielles au développement des vertus. Puisque les vertus s’acquièrent relativement à notre comportement lors d’évènements donnés, ces vertus ne peuvent être entrainées que dans le cas où les évènements le permettent. C’est ce point qui peut rendre difficile l’acceptation de l’éthique des vertus aristotéliciennes dans notre monde contemporain. En effet, si le courage ne peut être acquis que par l’habitude d’un comportement adéquat dans la bataille, il est impossible pour nous, qui vivons dans une société pacifiée, d’être réellement courageux. Certes, il se pourrait qu’en voyageant ou lors d’un rare attentat, nous nous retrouvions dans une situation dangereuse sans perdre notre sang froid mais cela ne serait alors qu’un évènement unique ne permettant pas de développer la vertu du courage. Il est donc rigoureusement impossible et en réalité contradictoire de prendre Aristote au pied de la lettre en cherchant à vivre comme un antique habitant d’Athènes dans notre monde moderne.
La question de l’adaptation des vertus aux circonstances contemporaine est donc la condition d’une compréhension authentique d’Aristote. En effet, les vertus n’existent qu’en fonction de leur fin qu’est la sagesse, il ne faut donc pas les comprendre comme une liste finie de cases à cocher mais comme une adéquation du comportement de l’individu à son environnement lui permettant de réaliser de grandes choses. Seuls les principes généraux demeurent, avec à leur tête, l’habitude. En effet, que ce soit pour combattre dans une phalange d’hoplites ou pour maîtriser le flux continu d’informations en provenance du réseau internet, c’est l’habitude qui nous permet de ne pas nous laisser emporter par l’environnement. Pour autant, les vertus décrites dans l’Éthique à Nicomaque ne sont pas toutes anachroniques et la plupart d’entre-elles sont d’une totale contemporanéité.
Grâce à cette recherche de la possibilité et de la méthode de mutabilité de la personnalité, nous avons pu dégager deux conséquences théoriques sur notre connaissance de l’âme : D’abord, la personnalité est contingente en ce qu’elle n’est que la collection des dispositions momentanées d’un homme, elle peut donc être adaptée à l’aide de l’éthique des vertus. Ensuite, celle-ci évolue au sein d’une nature humaine immuable et commune à tous les individus. Celle-ci peut donc être étudiée avec une précision supérieure à celle de la méthode éthique puisqu’elle est une forme partagée par tous au contraire de la personnalité qui n’est qu’individuelle.
Ilios Balias