Cet article est le deuxième d’une série de sept qui porteront sur la recherche du point d’équilibre de l’aristotélisme. La complexité d’un système trop souvent laissé pour compte à cause de son ancienneté et d’une mauvaise perception qui a fait croire à son obsolescence est devenue une raison d’ignorer le plus grand des philosophes. Nous proposons ici une manière originale d’aborder cette philosophe afin de lui redonner le caractère éminemment contemporain qu’elle n’aurait jamais dû perdre.

Le mot retenu par la philosophie pour distinguer celui qui a accompli les objectifs d’un modèle philosophique donné du reste du genre humain est celui de sage. En grec, le sage est le σοφός et la sagesse, la σοφία. C’est pourquoi le penseur qui cherche à atteindre cette réalisation est qualifié d’ami de la sagesse, φιλόσοφος. La sagesse est donc un état de réalisation plénière d’un système au sein d’un individu.
Mais, compte-tenu de la richesse et de la diversité des modèles philosophiques, attribuer une définition au mot de sagesse ne suffit pas à expliciter ni les moyens de l’atteindre, ni la réalité actuelle de ce qu’elle est du point de vue du sage lui-même. Ces deux éléments constituent pourtant les finalités propres à l’éthique. En effet, d’une part, l’éthique est constituée d’un volet pratique visant à donner des conseils et des méthodes pour la transformation de l’individu. D’autre part, elle se doit d’assurer une partie théorique permettant de décrire l’état transformé de l’individu du point de vue même de celui-ci, c’est-à-dire de prédire un mode d’existence distinct du mode initial du lecteur qui lui permet d’apprécier la valeur du changement proposé. En d’autres termes, il s’agit bien de savoir où l’on va, avant d’y aller.
Nous voyons donc bien que les deux parties de l’éthique sont proprement subjectives car elles cherchent à décrire le monde du point de vue de l’individu en distinguant des modes différents ainsi que les moyens de passer de l’un à l’autre. Cependant, ces modalités d’existence ne sont pas seulement des points de vue différents qu’il suffit de considérer pour les adopter car le passage nécessite une modification profonde des actes de l’individu. Chez Aristote particulièrement, cette modification des actes entraîne une modification de l’être par habitude, c’est-à-dire par l’établissement d’une seconde nature. La question est donc bien de déterminer les actes spécifiques au sage afin de savoir ce qu’il nous faut faire pour acquérir l’habitude d’un tel comportement.
La première nature est différente pour chacun car nous sommes le résultat d’une collection d’expériences, d’origines géographiques, culturelles, et sociales différentes. Mais la seconde nature est une possibilité ouverte que le philosophe cherche à déterminer vers la sagesse. Il est donc deux questions auxquelles il nous faudra répondre pour comprendre ce qu’Aristote cherche à produire chez ceux qui le suivent. D’abord, quelle est la seconde nature du sage qui le distingue de nous ? Puis, quels sont les moyens pratiques permettant de nous modifier afin d’atteindre cette sagesse ?
Quelles sont les caractéristiques éthiques de la sagesse ?
Lorsque nous pensons à la sagesse aristotélicienne, la première image qui survient est celle de l’intellectuel ou du scientifique plongé dans l’étude de la nature. La sagesse elle-même est souvent synonyme d’une forme d’ascèse qui la rend difficile à appréhender par celui qui s’interroge sur sa valeur. Cette association entre sagesse et ascèse a été démultipliée par l’image du moine médiéval et du scholiaste auquel on prête souvent un aristotélisme forcené. Nous évoquons ces images populaires car elles constituent l’une des raisons les plus prégnantes de défiance, voire de rejet, envers la philosophie et sa fin qu’est la sagesse. Pourtant, il n’y a pas d’image plus fausse que celle-ci qui, distordue par la profondeur historique et les interprétations chrétiennes postérieures, nous éloigne de ce que la philosophie péripatéticienne recherche dans son éducation. Il nous faut donc nous détacher de cette opinion populaire pour comprendre le phénomène de la sagesse du point de vue de celui qui l’a réalisée à travers ces trois concepts fondamentaux : les vertus, la grandeur et la contemplation.

Les vertus
L’éthique péripatéticienne se distingue des autres morales en ce qu’elle constitue le modèle type de l’éthique des vertus. Contrairement aux systèmes moraux dérivés des dogmes chrétiens des commandements divin et du péché originel qui définissent la morale en tant qu’obéissance à une loi transcendante, l’éthique des vertus se fonde sur les conséquences immanentes du mode d’existence des différentes caractéristiques de la personnalité au sein d’un individu. Elle distingue donc pour chacune de ces caractéristiques, deux vices (l’un par excès et l’autre par défaut), et une vertu qui correspond au juste milieu entre les deux. Par exemple, pour la caractéristique se référant à la réaction face au danger : les vices sont la lâcheté (par défaut) et la témérité (par excès), et la vertu est désignée par le courage. La personnalité d’un individu peut donc être caractérisée par les modes d’existences particuliers de ces caractéristiques. Un certain homme pourra être trop lâche pour ce qui est de la réaction au danger, trop rustre pour ce qui est de la réaction à l’humour, justement doux pour ce qui est de sa faculté à traiter les autres membres de la société etc… Aristote ajoute à ce modèle l’existence de l’habitude qui permet, par l’action répétée, de changer la nature de ces caractéristiques. L’éthique des vertus vise donc à expliquer et appliquer les bonnes habitudes pour faire tendre chaque caractéristique vers sa vertu correspondante. Il existe donc un état où l’individu a acquis par l’habitude une seconde nature présentant précisément pour chaque caractéristique une vertu parfaite. Il est courageux, doux, libéral, magnifique, magnanime etc.. On parle alors de bonheur.
Cependant, l’élément de cette doctrine le plus dur à admettre est celui de l’habitude. En effet, la difficulté que suppose le changement des éléments particuliers de notre personnalité nous rend enclins à rejeter en bloc ce concept dont dépend l’entièreté de l’édifice éthique aristotélicien. L’opinion populaire assène des proverbes comme “chassez le naturel et il revient au galop” s’opposant donc à cette possibilité de contrer nos mauvaises habitudes. Le sage est alors vu comme un personnage étrange, presque mythologique auquel on ne croit pas ou auquel on aimerait croire mais dont une soi-disant lucidité nous empêche d’admettre l’existence. Ce fatalisme à l’égard de notre personnalité dérive pourtant d’une réduction de la nature à l’aspect particulier que celle-ci revêt en nous. Nous résumons la nature à la nature particulière de l’individu plutôt que de l’étendre à la nature générale de l’espèce. C’est ainsi que la personnalité prend le pas sur la nature humaine. Aristote, en décrivant les vertus selon un système général, ne se pose donc pas comme un ennemi de la nature qu’il souhaiterai rectifier mais comme un révélateur de celle-ci. Nous ne chassons donc pas la nature lorsque nous prenons une nouvelle habitude, nous évoluons au sein de celle-ci et lorsque l’habitude est bonne, nous tendons au contraire vers une réalisation plus grande de cette nature humaine en nous.
L’avantage manifeste du modèle de l’éthique des vertus est d’associer le bien et le mal à des conséquences tangibles et quantifiables. Ainsi, la distinction entre une vertu et un vice n’est pas liée à un supposé châtiment mystique devant survenir après la mort dans un arrière-monde fantasmé mais correspond aux conséquences réelles de la présence de ces vertus ou de ces vices en nous. Par exemple, un lâche a plus de chance de mourir sur le champ de bataille, qu’il soit percé dans le dos par un trait ennemi ou que sa couardise entraîne la défaite pour son camp. Inversement, le téméraire mourra stupidement en chargeant tête baissée dans une phalange bien formée. Le courage est donc la bonne réaction face au danger, celle qui maximise les chances de survie et la victoire. Les débats sceptiques visant à perdre les philosophes dans des considérations sophistiques s’effondrent donc face à des arguments réels et parfaitement accessibles : pour chaque vertu, il y a des arguments immanents permettant de la distinguer des vices. La sagesse pratique aristotélicienne est donc bien un état quantifiable et accessible à la raison, contrairement à des concepts comme la sainteté qui demandent des interventions miraculeuses, des éléments de foi et des décisions ecclésiastiques.
La grandeur
Parmi les vertus, il en existe pourtant déjà une qui semble revêtir l’aspect de vertu cardinale : la magnanimité. Définie comme grandeur d’âme, elle fait le juste milieu entre la pusillanimité et l’orgueil. La pusillanimité ou petitesse d’âme correspond au dénigrement de ses propres vertus qui conduit l’individu à tendre vers la médiocrité et l’absence d’acte de grandeur. Inversement, l’orgueil est une sur-appréciation de ses propres vertus qui conduit à cesser la tension vers l’amélioration par une satisfaction excessive envers sa personne. On peut donc distinguer la sagesse de la magnanimité en ce que cette dernière correspond à l’appréciation d’un individu de ses propres vertus, là où la seconde est l’état réel des vertus. L’importance de la magnanimité se situe dans la connaissance de sa propre vertu, il s’agit donc d’une caractéristique liée à la théorie en ce qu’elle est le symptôme d’une compréhension de la vertu par celui qui la possède.
C’est donc dans la magnanimité que la sagesse pratique (la φρόνησις) rencontre la sagesse théorique (la σοφία). C’est donc pourquoi il y a de la grandeur dans tout ce qui est issu de la sagesse ou plus justement, n’est grand que ce qui procède de la sagesse. Nous pouvons donc à présent distinguer plus précisément les domaines de l’éthique et de la métaphysique. Les connaissances éthiques tendent vers l’action alors que les connaissances métaphysiques tendent vers la contemplation. Loin de s’opposer, ces deux types de connaissances se coordonnent pour former d’une part l’action du sage et d’autre part sa connaissance. Dire, donc, que les actions du sage sont grandes signifie qu’elles procèdent toujours de ses connaissances métaphysiques, là où l’homme du commun n’agit que relativement à des impulsions inférieures. Plus qu’une coordination, il y a subordination de l’acte à la contemplation mais cela ne signifie pas que l’acte disparaît, bien au contraire.
Il faut donc bien séparer, d’un côté, l’image du sage ermite qui se retire du monde pour tomber dans un non-agir pur, et de l’autre, celle du sage aristotélicien qui, au contraire, agit bien plus que l’homme du commun. Seulement son action n’est pas supérieure en quantité mais en qualité, elle est toujours grande, toujours tendue vers les choses réellement importantes et ne se disperse pas dans les actions engendrées par des principes inférieurs à ceux issus de la contemplation. Comment pourrait-on par ailleurs savoir qu’un sage dispose bien des vertus qu’il est censé posséder s’il ne les exerce pas ? Le sage-type pour Aristote est Socrate et lui-même s’est battu durant la guerre du Péloponnèse pour défendre sa cité, démontrant ainsi la vertu de courage guerrier qui fait partie du caractère du sage. Par conséquent, il nous faut reconnaître que la grandeur est également proprement humaine et donc naturelle puisqu’elle est la dénomination que nous donnons aux actes dignes d’honneur et de louange.
La contemplation
Si l’action sage qui permet la grandeur repose sur la contemplation, il nous faut alors déterminer ce à quoi correspond celle-ci. Si la contemplation est la clef de voûte de la sagesse, c’est-à-dire qu’elle est l’activité qui permet à toutes les autres composantes de la vie humaine de prendre leur sens, celle-ci ne doit pas être réduite à la somme des concepts qu’elle contient. Il serait en effet aisé de croire qu’il suffirait à un sage de cataloguer l’ensemble des idées qu’il observe dans sa contemplation pour que tous ceux qui les apprendraient deviennent sages à leur tour. En effet, la contemplation est, à la fois le moyen de rapporter des concepts métaphysiques au langage dans le but de les enseigner, et l’action qui permet de les comprendre à leur juste valeur. Ainsi, si des lois morales sont appliquées simplement par obligation ou par obéissance aveugle à une autorité, celui qui s’y soumet n’arrive pas à l’intention qui les accompagne, et en dériverait sitôt que celui qui l’y oblige disparaîtrait. L’intention morale ou la compréhension métaphysique sont donc les fins propres d’une éthique tendant vers la sagesse.
Cette idée de contemplation rend donc nécessaire la liberté du sage. En effet, pour Aristote, la liberté se définit par l’action trouvant son principe, son origine, dans celui qui la réalise. Si la sagesse est la condition d’une intention dans l’acte du fait de la compréhension des causes de celui-ci, alors seul le sage est réellement libre d’effectuer une action bonne. Celui qui ne fait le bien que parce qu’on l’y oblige n’a pas de principe dans son action et n’est donc ni sage, ni libre. Cette pensée n’est pas une simple idée abstraite car elle repose sur la notion de répétition. Celui qui ne sait pas pourquoi il a fait une action bonne n’a aucune chance de la répéter de cette manière si la situation se représentait et ne pourrait pas non plus déduire la bonne manière d’aborder une décision qui se présenterait d’une autre manière. La compréhension, c’est-à-dire l’intention justifiée de faire le bien, est donc la condition nécessaire d’un bien réel car elle nous assure de la pérennité de ce bien chez cet individu.
Il y a donc deux manières d’aborder le rapport entre l’éthique et la métaphysique. D’une part, c’est la sagesse pratique de l’éthique qui permet d’atteindre la théorie métaphysique. D’autre part, c’est la connaissance théorique des causes, permise par la métaphysique, et qui rend possible la sagesse pratique. Ainsi, une bonne action n’est pas nécessairement grande car elle peut avoir eu lieu sans que celui qui la réalise ne le sache ou même alors qu’il l’a faite contre son gré. Inversement, un grand homme ne peut faire que des bonnes actions car il connaît les causes de celles-ci et choisit donc ces actes en fonction, à l’aide de la contemplation théorique. C’est pourquoi il est nécessaire de juger l’homme plutôt que l’acte car l’acte peut être fortuit alors que l’homme est plus pérenne.
Cependant, si la contemplation permet l’accès aux causes des actes bons, c’est-à-dire à la pratique de la grandeur, c’est cette pratique qui maintient la nature du sage dans sa sagesse. Il est en effet possible de prendre de mauvaises habitudes et donc de perdre l’accès à la contemplation par un relâchement de la pratique éthique. Cette possibilité forme un autre argument justifiant l’insuffisance de connaître les concepts de la métaphysique pour les comprendre. En prenant de mauvaises habitudes, l’ancien sage ne fait que se souvenir des concepts métaphysiques, il ne les comprend plus car la compréhension demande la pratique. C’est pourquoi il faut absolument distinguer l’éthique des vertus de la simple obéissance à une loi, humaine ou divine, qui ne demande que l’adéquation entre les prescriptions et les actes. Contrairement à la loi, la vertu entraîne nécessairement la liberté car pour que nos actes soient toujours bons, ils doivent venir de nous-même et non pas d’une injonction extérieure.
Ilios Balias