Cet article est le premier d’une série de sept qui porteront sur la recherche du point d’équilibre de l’aristotélisme. La complexité d’un système trop souvent laissé pour compte à cause de son ancienneté et d’une mauvaise perception qui a fait croire à son obsolescence est devenue une raison d’ignorer le plus grand des philosophes. Nous proposons ici une manière originale d’aborder cette philosophie afin de lui redonner le caractère éminemment contemporain qu’elle n’aurait jamais dû perdre.

La philosophie est un domaine intrinsèquement pluriel. Chacune des disciplines qui le constitue justifie un sens propre si profond qu’il semble à même de déterminer toutes les autres études comme simplement utiles à la finalité qu’elle propose. La philosophie de l’esprit nous promet la réponse à la plus divine des imprécations : le Γνῶθι σεαυτόν (Connais-toi toi même) du temple d’Apollon à Delphes. L’éthique résout la terrible difficulté du choix des actions à mener durant l’existence humaine. La métaphysique nous amène à la contemplation des vérités les plus absolues qu’il est possible d’atteindre. Comment alors donner un ordre à des sciences qui semblent s’élever d’elles-mêmes au sommet de toutes nos attentes ?
Un modèle philosophique complet se doit nécessairement de répondre à cette question de l’ordre car sans réponse, celui qui déciderait de prendre au sérieux un modèle se trouverait perdu dans des injonctions contradictoires. Qu’étudier en premier ? Quelle priorité donner à chacune de ces fins si grandes ? Or, c’est bien parce qu’un ordre régit les différentes disciplines qu’il est possible de parler de système philosophique. Ce qui distingue le philosophe du beau-parleur est donc la cohérence de ses pensées qui tendent, ensemble, vers des fins qui ne s’opposent pas entre-elles.
Cela est d’autant plus vrai pour le plus polymathe des philosophes. L’œuvre d’Aristote s’étend dans tous les domaines, et non content d’avoir abordé toutes les disciplines de son temps, le philosophe s’est également permis d’en fonder plusieurs. L’ordre donné à un système aussi vaste est donc prépondérant dans la compréhension de celui-ci. À vrai dire, l’un des problèmes majeurs rencontrés lors de la découverte de la philosophie est très certainement la compréhension de l’unité de l’immense corpus péripatéticien. Pourtant, malgré la richesse des traités, l’organisation de la pensée aristotélicienne est rigoureuse, complexe, mais transparente.
Certes, des querelles de chapelle ont toujours lieu sur les détails particuliers de cet ordre. Par exemple, les néo-platoniciens de l’école d’Ammonius au Vème siècle ont essayé de faire tendre la Métaphysique vers un ciel des idées très platonicien pour justifier l’unité de la philosophie face aux prétentions du christianisme. Puis, sept siècles plus tard, les exégètes byzantins de la cour d’Anne Comnène ont essayé de renverser la vapeur en faisant tendre ce traité vers une prépondérance d’un moteur premier, interprété comme un présage du Dieu Unique chrétien. Mais ces controverses demeurent limitées à de simples récupérations idéologiques qui n’impactent pas la structure générale du système.
Or, toute philosophie s’articule autour d’un rapport particulier entre la théorie et la pratique, et ces deux éléments trouvent leur degré le plus haut dans la métaphysique et l’éthique. Mais il existe un problème de commensurabilité entre ces deux disciplines, fondé sur la différence des principes et des méthodes sur lesquels elles reposent. En effet, là où la métaphysique recherche une connaissance objective du monde basée sur des raisonnements rigoureux et formels, l’éthique est nécessairement construite à partir de points de vue subjectifs et contingents, profondément dépendants des conditions initiales de l’individu. Ce problème s’aggrave d’autant plus lorsque nous prenons en considération des systèmes dans lesquels ces deux disciplines sont inter-dépendantes, ce qui est le cas du modèle péripatéticien.
En effet, chez Aristote, l’éthique est un moyen permettant d’atteindre l’usage parfait des vertus intellectuelles qui conditionnent l’acquisition du savoir métaphysique. Or, la véracité des maximes morales de l’éthique repose elle-même sur la compréhension de ces savoirs métaphysiques. Cette interdépendance au sein du système n’est pas préjudiciable d’un point de vue logique car il est tout à fait possible que des savoirs soient vrais même pour celui qui n’est pas encore capable de les comprendre. Cependant, elle rend beaucoup plus difficile l’acceptation du processus de transformation éthique pour celui qui ne l’a pas encore entrepris, car les justifications de la validité de ce travail sur soi se situent a posteriori de celui-ci.
Et pourtant, ces difficultés trouvent des résolutions pratiques et théoriques aussi bien dans les ouvrages d’éthique que dans la Métaphysique d’Aristote. Mais sans préparation éthique, celui qui entre dans les thèses métaphysiques du philosophe n’est pas à même d’en saisir la nature et va jusqu’à s’interroger sur l’objet des propos qu’elles contiennent. Qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce que la substance ? Pourquoi le philosophe parle-t-il ici de cause ? Il faut donc disposer d’un troisième élément, distinct de la métaphysique et de l’éthique, pour résoudre ce problème de circularité. Or, dans le système aristotélicien, l’interface qui sépare l’éthique de la métaphysique constitue une théorie à part entière possédant sa propre rigueur et son propre objet dont les conditions sont d’avoir, comme pour l’éthique, l’homme pour sujet, et comme pour la métaphysique, l’objectivité pour méthode. Cette interface est l’étude psychologique, c’est-à-dire, la philosophie de l’esprit. Au sein du corpus aristotélicien, il existe justement un traité respectant précisément ces conditions. Il s’agit du traité De l’âme qui propose d’étudier l’homme du point de vue de son esprit en opposition aux traités biologiques qui l’abordent sous l’angle du corps. C’est ainsi par l’étude de cette discipline que nous pouvons justifier l’effort de poursuivre la méthode éthique du Stagirite et refermer l’espace libre séparant éthique et métaphysique.
Pour comprendre pourquoi l’aristotélisme est un modèle incontournable de la pensée humaine pour tous ceux qui désirent développer leur compréhension de l’existence, il nous faut donc l’aborder sous trois angles différents. D’abord, comprendre ce qu’est l’éthique pour Aristote et en quoi elle se distingue tant de la moraline que Nietzsche critiquera deux millénaires plus tard. Ensuite, en en saisissant les causes dans la philosophie de l’esprit. Enfin en comprenant comment tout cela nous a mené à une contemplation du point d’équilibre sur lequel repose l’intégralité du système aristotélicien. Alors, nous aurons accès aux clefs qui nous permettront de déchiffrer tous les traités d’Aristote. Comme Archimède demandait un point sur lequel il pourrait faire reposer son levier pour soulever le monde, celui qui aura saisi le point d’équilibre de l’Aristotélisme aura acquis la capacité de soulever l’univers. La suite légendaire du Γνῶθι σεαυτόν est “Connais toi toi-même et tu connaîtras le monde et les dieux”. Cela nous enjoint à penser que la position centrale de l’homme comme clef d’accès à l’universel constitue la sagesse que préconise le Stagirite dans ses éthiques et dont il démontre l’immense importance dans sa métaphysique. C’est donc bien un possible qui nous est tout aussi contemporain qu’il l’a été pour les athéniens du IVème siècle avant Jésus Christ et pour Alexandre le Grand en personne.
Ilios Balias