« Si nous sommes entremêlés dans des toiles d’araignée vivantes de notre propre fabrication, qu’est-il arrivé à l’action, collective ou individuelle? Y a-t-il jamais eu une telle chose? Où sommes-nous? Qui sommes-nous? Qu’est-ce que “nous’’? Ici, aucune petite question n’est possible. »
Si ces mots de l’artiste Thomas Saraceno constituaient déjà une source de réflexion en début du 2019, pendant l’exposition ON AIR au Palais de Tokyo, elles sont encore plus frappantes aujourd’hui, face à la crise généralisée qu’on traverse — c’est-à-dire face à la crise sanitaire, aux problèmes sociaux qui semblent avoir été portés à leur paroxysme par cette dernière et à l’aggravation constante de la crise climatique et environnementale.
De nouvelles réalités et de nouvelles questions surgissent et s’imposent à nos communautés; on prend très lentement conscience des effets de l’action collective à large échelle. On limite nos mouvements pour arrêter la propagation du virus, on s’isole, on change nos habitudes pour changer les effets de nos comportements — et cela, d’une manière totalement inédite. Mais alors, pourquoi semble-t-on encore incapables de traduire tout cela dans un changement réel et durable dans nos vies pour chercher des solutions, outre qu’à la crise sanitaire, à la crise sociale et à celle environnementale — de plus qu’à travers l’écho de la pandemie ces dernières ressortent de plus en plus? La pandémie, peut-elle réellement constituer le point de départ pour une vie plus “éthique’’ et durable?

La pandemie: un œilleton sur le futur
La crise du Coronavirus, qui a débuté en janvier 2020 en Chine et qui, dans l’espace de trois mois, a forcé quasiment toute l’Asie, l’Europe et les Amériques à une quarantaine massive, a changé profondément nos vies. Il s’agit d’une crise totalement inédite: pas tant pour le nombre de morts — un peu plus qu’un million, alors que par exemple la grippe espagnole, entre 1918 et 1920, en a causés 50 millions — que pour son étendue, pour la vitesse à laquelle le virus se répand, et pour la manière dont elle a été le révélateur et l’accélérateur d’un moment qui était déjà caractérisé par une crise systémique — écologique, sociale, de justice globale, économique et générationnelle.
Trois aspects principaux ont émergé de cette pandemie. En premier lieu, l’inégalité: le confinement n’a pas été le même pour tout le monde. Les citoyens des différents pays ont accès à de différents systèmes de santé, comme à de différents espaces de vie. Les soins médicaux auxquels ont accès un citoyen indien, un américain et un suédois sont très différents entre eux, ainsi que la manière dont ils peuvent y acceder et leur droit d’y acceder. De la même manière que le confinement dans un appartement à Paris, dans une mégalopole chinoise ou dans la banlieue de Rio de Janeiro n’a pas été le même.

Deuxièmement, les défauts structuraux du système. Cette mise en arrêt du monde a causé une profonde crise économique et sociale: hausse du chômage — aux États-Unis il est arrivé au 14% —, fermeture d’entreprises, baisse généralisée du pouvoir d’achat. Mais un système qui s’écroule quand il est obligé de s’arrêter pendant deux mois est un système forcement fallacieux. Pendant deux mois, tous les commerces qui n’étaient pas de nécessité primaire ont été fermés; si le système risque maintenant de s’effondrer, cela suffit pour entamer une réflexion sur sa même structure et sur son efficacité.
Troisièmement, la crise a confirmé que face à cet effondrement, c’est toujours les plus pauvres et les plus défavorisés qui paient le cout le plus haut. Les plus privilégiés se cachent derrière leurs murs et se réorganisent pour obtenir un profit de ces moments difficiles. Pensons à Amazon: pendant qu’aux États-Unis, depuis janvier 2020, 26,4 millions d’américains demandent le chômage, le chiffre d’affaires de Jeff Besoz a augmenté d’environ 25 milliards de dollars —une somme plus grande que le PIB de l’Honduras en 2018, qui s’élève à 23,9 milliards. Avec la richesse accumulée en trois mois et demi, Besoz pourrait tranquillement distribuer 2.873 dollars à chacun des 8,7 millions d’habitants de la petite république sud-américaine.
Or, à la lumière de ces réflexions, on peut penser à la crise du Covid-19 comme une sorte de fenêtre ouverte sur le futur. Il est clair qu’elle n’est que la première: d’autres crises similaires se produiront — comme d’autres se sont déjà produites — et elles ne seront pas seulement des crises sanitaires mais également des crises sociales, économiques et surtout environnementales. Certaines sont même déjà en acte: pensons aux fermiers qui ont vécu le typhon Yolanda aux Philippines, aux afro-américains coincés à New Orleans, aux natifs des îles Carteret en Papouasie-Nouvelle-Guinée, à tous ceux qui vivent dans les bidonvilles du globe sans climatisation, sans eau potable et sans égouts, anéantis par la gentrification, ou encore aux populations indigènes décimées par le colonialisme. La seule différence entre ces dernières et la crise en cours, c’est son caractère global. Aucune des autres n’a la même étendue, et donc le même impact médiatique et psychologique, et surtout la même sensation d’urgence.

C’est pour ce caractère aussi que tous les mouvements écologiques souhaitent que cette pandemie soit le trampoline pour redémarrer d’une manière plus responsable et durable. Et ils n’ont pas tort: l’impact global de la crise sanitaire ressemble beaucoup à l’impact global qui aura la crise climatique si on ne fait pas quelque chose de concret maintenant. Qui dit crise environnementale (climatique, écologique, de la biodiversité, etc.) dit, au même moment, crise sociale et économique. La pandemie démontre alors une chose très importante: que la survie n’est pas une fin en soi, elle n’a pas autant de valeur si elle est soumise à des contraintes insupportable à long terme — et une question en particulier, celle posée par Hans Jonas dans son ouvrage Le principe de responsabilité, revient sans cesse: vaut-il la peine de survivre dans un monde où une vie proprement humaine n’est pas possible?

Si la réponse est négative, cela signifie qu’un mouvement de réaction et surtout d’action collective est necessaire. Autrement, le capitalisme affrontera les crises à venir exactement comme il a affronté les autres: en se réorganisant autour des profits qui peuvent en être tirés. Les groupes financiers mieux placés profiterons des difficultés des autres; le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société sans être balancé par un pouvoir local; les réglementations augmenteront en créant une sorte de vie “programmée’’. C’est ainsi que les choses risquent de passer si « le capitalisme est contraint de prendre en compte les couts écologiques et sociaux sans qu’une attaque politique, lancée à tous les niveaux, lui arrache la maitrise des opérations et lui oppose un tout autre projet de société et de civilisation. » [Gorz, A., Écologica, Galilée, Paris, 2008, pp.18-19.]
Le futur: responsabilité et action collective
Comment donc “profiter’’ de cette pandémie pour construire un futur different, pour lancer cette attaque politique? On peut commencer en se concentrant sur deux concepts fondamentaux: celui de responsabilité et celui d’action collective.
Pour ce qui concerne la responsabilité, il s’agit du volet positif de la crise sanitarie. Car d’un coté, pendant cette pandémie, on assiste à la reproduction du même mécanisme mis en place en rapport à la crise environnementale: la culpabilisation de l’individu. À travers la rhétorique du moralisme et de l’individualisme on décharge sur l’individu particulier la responsabilité d’un système entier. Mais exactement comme la crise environnementale n’est pas causée par l’ampoule qu’on oublie allumée dans la cuisine mais par la manière dont l’homme produit et construit sa même existence sociale au sein du système de l’hyper-consommation, de la même manière l’impact catastrophique du Covid n’est pas la faute d’un individu qui a oublié son masque ou qui ne peut pas se mettre au télé-travail, mais plutôt des coupes systématiques à la santé publique et à la privatisation des hôpitaux. Cette rhétorique de la culpabilité n’a que des effets négatifs et difficilement elle pourrait produire une réaction positive.

Mais de l’autre coté, on assiste à une responsabilisation de la population de la part des gouvernements qui est tout à fait interessant. On demande aux citoyens d’être beaucoup plus attentifs à leurs déplacements comme à leurs gestes quotidiens; ainsi, on ramène l’attention sur l’impact qu’un geste ou un comportement non attentifs peuvent avoir, à moyen et à long terme. Cela est très important car c’est exactement ce type de responsabilité qu’on vise quand on parle d’agir pour contraster la crise environnementale. Quand on se sent culpabilisés, on n’a difficilement une réaction positive — au contraire, on agit encore moins attentivement. Si on se sent responsabilisés, psychologiquement la réaction va fortement changer. On ne nécessite pas d’une population coupable, mais d’une population responsable. Et l’attention aux gestes quotidiens est le début d’une responsabilité plus large et d’une action collective qui peut être efficace.
C’est pour ces motifs que l’action collective gagne en importance. La crise sanitaire nous a permis de prendre conscience du fait que le futur est le résultat de notre action communautaire: une sorte de création collective constante, qu’on ne peut pas prédire ni vraiment contrôler, mais qu’on peut, d’une certaine manière, influencer en changeant notre manière d’agir collectivement. Ainsi, deux personnes qui portent leur masque et qui diminuent leurs déplacements n’ont pas vraiment d’impact sur la contamination, mais 60 millions de personnes qui portent leur masque et diminuent leurs déplacements, oui.

Le même raisonnement doit être mené pour ce qui concerne la crise environnementale: c’est en cela que la crise sanitaire peut nous aider, en explicitant les mécanismes de responsabilisation de la population et en nous aidant à changer nostre manière de vie et nos comportements quotidiens. Mais l’enjeu n’est pas seulement sanitaire ou environnemental. Une telle responsabilisation peut effectivement amener à une émancipation éthique de l’individu — qui n’est plus simplement victime du système et simplement vivant à travers des choix qui ne le représentent pas mais il est conscient de ses actions. L’enjeu devient alors philosophique: vivre conscient des responsabilités qu’on a, conscient des effets à court et long terme de nos actions, et choisir consciemment, devient maintenant plus que jamais un processus éthique. Vivre d’une telle manière, sera vivre régénérativement.
La vie régénérative et ses enjeux philosophiques
La “vie régénérative’’ s’agit d’un concept élaboré par les militants d’Extinction Rebellion. Les buts de ce mouvement international vont bien au delà de sauver la planète. Ils dénoncent les mécanismes défaillants du système social moderne, l’exploitation des ressources — humaines et non humaines —, les inégalités, et surtout l’étroit lien entre la crise environnementale, celle sociale et économique.

Vivre régénérativement alors ne signifie pas seulement de vivre de manière durable sur le plan environnemental, mais sur tous les plans de notre vie. Une “vie régénérative’’ est une vie consciente et responsable — une vie qui ne souffre pas de la rhétorique de la culpabilité car elle choisit et réagit, individuellement et collectivement, consciente des impacts de tout geste sur elle-même et sur la vie planétaire comme processus. Vivre “régénérativement’’ signifie vivre en une relation directe avec l’intégralité de la vie en constante évolution dynamique et en tant que processus planétaire. Il s’agit de vouloir participer d’une manière appropriée au sein de la complexité, avec l’humble connaissance des limites de notre connaissance et surtout en acceptant l’incertitude. Vivre “régénérativement’’ signifie trouver notre propre singularité — c’est-à-dire, l’essentielle contribution qu’on peut apporter — et l’exprimer au service de notre communauté et au service du voyage évolutif constant de la vie.
Cela, comme on l’a souligné précédemment, demande toutefois une émancipation du sujet, une responsabilisation de l’individu qui ne peut pas advenir s’il est coincé dans les rhétoriques de l’individualisme et de la culpabilisation. Pour sortir de ces mécanismes, il faut reprendre un vrai contact avec la communauté local — dont on a redécouvert l’importance grâce à la distanciation sociale imposée pendant ces mois — tout en n’oubliant pas qu’on fait partie d’une communauté globale beaucoup plus étendue et complexe. Il faut saisir sa propre influence et l’impact de ses décisions et actions sans oublier que ce même impact est assez insignifiant s’il n’est pas mis en relation avec les décisions et les actions des autres.

Donc, pour mener une vie régénérative, on est appelés à l’audace et à l’humilité à la fois. Comme on l’a déjà remarqué, peut-être nous ne sommes pas en mesure de prévoir ni contrôler le futur; mais nous pouvons être conscients du fait qu’il soit une production. Nous le produisons ensemble, constamment — tous les moments, tous les jours. Ainsi, le confinement et le comportement responsable d’une population entière font baisser le nombre de cas du Covid; les choix quotidiens de certains produits plutôt que d’autres changent le processus économique qu’il y a derrière; même nos paroles et nos pensées produisent un certain type de futur. Vivre régénérativement donc signifie aussi être conscients de comment toutes nos pensées, nos mots et nos actions ont un impact créateur sur le résultat qui surgit de cette complexité dans laquelle on participe et dont on est expression.

En comprenant notre impact, individuel et collectif, sur la vie en tant que processus planétaire — en acceptant notre fondamentale dépendance de la santé des écosystèmes et de la planète — nous arriverons peut-être à comprendre qu’au sein de nos communautés et de la plus vaste communauté du vivant, entretenir la santé, la résilience et la capacité à répondre collectivement aux changements fait partie de nos intérêts personnels le plus illuminés.
L’enjeu ici n’est pas de dire ce qu’il faut absolument faire. L’enjeu est simplement de dire que, avant de penser de faire quelque chose, dans une telle situation — critique —, on devrait réaliser, saisir la nature illusoire de l’essence qu’on pense posséder en tant qu’êtres humains; et ainsi comprendre les êtres que nous sommes réellement; nature qui comprend, aussi, le monde extérieur, le tout, sans qu’on le laisse encore dehors.
Francesca Cassi