La perception d’une certaine idée du beau forme le socle de n’importe quel travail artistique. Même lorsque la création rechigne à rechercher une idée esthétique pour se cantonner à un symbolisme ou à l’expression d’un concept comme dans certains courants de l’art contemporain, la réalisation d’une idée demeure le principe de l’action de l’artiste. Il existe alors une tension entre le créateur et la nature car l’action artistique ne s’opère pas dans un espace mathématique vide qu’il faudrait combler mais au sein d’un monde déjà rempli d’objets et de paysages, de matière et de couleurs. Le rapport entre l’œuvre artistique et son environnement est donc une question esthétique fondamentale.
Pour les œuvres les plus réduites, l’environnement peut-être changeant puisqu’un tableau ou une sculpture peuvent être déplacés. L’espace et le temps ainsi que leur contenu entre donc en relation dynamique avec l’œuvre, offrant une perspective mouvante sur celle-ci. Mais plus l’œuvre est imposante plus son environnement devient rigide avec pour limite l’architecture. En effet, celle-ci ne peut être déplacée et si le temps joue sur l’environnement, ce ne sont que les siècles qui peuvent opérer une incidence suffisante pour en altérer la perspective. Là où l’environnement d’un tableau peut-être aisément modifié par une muséographie spécifique, par le choix d’une pièce plutôt qu’une autre ou par un changement d’éclairage, le milieu naturel dans lequel est plongée une œuvre architecturale devient la clef de voute de la réflexion de l’artiste pour la réalisation de son idée.
Deux méthodes différentes peuvent alors être employées.
– Premièrement, le paysagisme permet d’altérer l’environnement lui-même et comme la muséographie l’autorise pour le tableau, celui-ci cherche à donner un cadre déterminé à l’œuvre elle-même. Cette méthode peut être qualifiée d’esthétique totalisante car l’objectif de l’artiste est alors de faire table rase de l’environnement naturel pour laisser une place absolue à l’idée qu’il cherche à réaliser.
– Deuxièmement, l’étude du milieu naturel dans lequel se situera l’œuvre permet de produire une forme artistique comprenant en elle à la fois l’idée esthétique perçue par le créateur et les conditions de l’environnement préexistant. Cette méthode participative suppose une co-création de l’œuvre par la nature et l’artiste.
Ces deux méthodes sont bien entendu des idéaux-types et toute création architecturale réelle est obligée d’user de ces deux directions pour opérer son œuvre. Ainsi, même en cherchant à contrôler totalement l’environnement, l’architecte reste dépendant du sol, des matériaux disponibles et du climat. Inversement, celui qui voudrait laisser une place maximale à la nature devra pourtant creuser pour établir ses fondations et altérera ainsi l’état de l’environnement par la simple création de son œuvre. Mais il existe bien une tension entre ces deux méthodes puisqu’il est possible d’opter pour l’une ou l’autre. Or, c’est l’objectif poursuivi par l’artiste qui déterminera la méthode employée.

Dans le premier cas, l’artiste étend son pouvoir démiurgique à un niveau radical, se plaçant comme Dieu unique d’un monde qu’il souhaiterait voir plier sous son action créatrice. Il va jusqu’à nier l’existence de toute autre influence et cherche à les réduire à néant lorsque celles-ci apparaissent de fait. Dans certains cas, cette tension créatrice est mue par un humanisme forcené mais la plupart du temps c’est justement la fascination mystique pour un dieu idéal que l’artiste aurait pour mission de matérialiser dans le monde qui le pousse à agir de la sorte. Cette esthétique totalisante est donc fondée dans l’idéal et exclue la nature. Sans aller jusqu’à cet état paroxystique, l’architecture de Versailles et les jardins à la française sont caractéristiques de cette pensée. Cette esthétique est en effet grandement influencée par un cartésianisme qui au travers d’un doute méthodique a fini par atteindre le noyau dur de l’ego et du Dieu unique, imposant ainsi l’homme comme maître et possesseur de la nature.
Dans le second cas, l’artiste est toujours le vecteur d’une idée mais celle-ci entre, au moment même du début de la réalisation, en contact direct avec les actes antérieurs de la nature. Elle se tord alors et prend une forme dépendant de l’état précédent. Comme l’eau qui, tout en prenant la forme du bol, n’en perd pas pour autant son essence, l’idée devient œuvre par participation avec la nature. L’artiste n’est donc plus le démiurge unique et destructeur du passé mais un créateur convié au banquet des dieux, échangeant d’égal à égal avec eux pour donner naissance au monde. Ainsi, lorsque les athéniens voulurent construire l’Érechthéion sur le plateau sacré de l’Acropole, ils adaptèrent l’architecture aux formes du rocher et placèrent le portique nord au niveau d’une profonde marque dans la pierre mythologiquement attribuée au trident de Poséidon.

Cette manière d’aborder la création artistique entraine d’importantes conséquences théoriques. En effet, la nature est alors perçue de manière analogue à l’art puisqu’elle constitue un simple précédent avec lequel le créateur doit jouer. Ainsi, un architecte pourrait percevoir de la même manière un beau bâtiment antique dans un projet d’urbanisme ou un contrefort rocheux naturel dans une construction rurale. Par ailleurs, si le créateur est le principe de l’œuvre et que l’œuvre humaine est analogue à l’œuvre naturelle, l’artiste est donc l’égal des principes de la nature. Le rapport que l’architecte entretient alors avec son environnement doit être pensé comme un respect envers l’ouvrage d’un confrère.
Cette question du respect ouvre donc le débat moral sur l’action artistique. Si cette dernière est définie par la matérialisation d’une idée et qu’elle peut survenir tout en s’adaptant, dans sa forme, aux œuvres précédentes. Il n’est alors pas nécessaire, pour que la création ait lieu, de détruire ces dernières. Ainsi, lorsque cela est possible, l’ouvrage artistique doit s’adapter à l’environnement afin d’en augmenter la densité idéale. En effet, si dans un espace déterminé, l’œuvre précédente n’est pas détruite et qu’une œuvre nouvelle y est ajoutée, alors les idées sous-jacentes aux deux œuvres s’additionnent dans ce même espace et c’est pourquoi il est possible de parler de densité idéale.
Dans le cas de la création totalisante, c’est le déni de la beauté précédente ou l’affirmation d’une supériorité radicale de l’œuvre nouvelle qui entraine la volonté destructrice. Or, celle-ci peut être justifiée dans certains cas si l’état précédent du monde est d’une telle aridité qu’il n’y aurait rien à en tirer. Il est alors possible d’imaginer que les marais qui empuantissaient les terres de Versailles n’apportaient que si peu à la beauté du monde, qu’ils ont mérité leur totale destruction pour laisser place aux jardins de Le Nôtre. Rappelons néanmoins que l’auteur naturel ou humain de l’œuvre précédente n’a pas d’importance tant que celle-ci entraine la perception d’une certaine idée. Avec les idées esthétiques qui se définissent par rapport au beau, cela est encore plus évident :
Lorsqu’un paysage possède une élégance particulière, son observation entraîne chez le spectateur un sentiment de beau particulier qu’il est alors possible de qualifier d’idée esthétique. En ajoutant dans ce paysage un temple ou un palais qui eux-mêmes cherchent à matérialiser une idée, si ceux-ci s’intègrent dans ce paysage sans le détruire, les deux idées se superposent alors. C’est le cas par exemple de la vallée du Mont Parnasse où la beauté étourdissante de la montagne et de la mer d’oliviers s’ajoute à la magie envoutante du sanctuaire de Delphes sans qu’aucun des deux n’en soit diminuée par l’autre.

Il devient donc possible pour nous de généraliser ces concepts. D’abord, le principe moteur de l’œuvre peut être simplifié car il n’est pas important de savoir si un objet nous permettant d’atteindre une idée esthétique est d’origine humaine ou naturelle. En d’autres termes plus poétiques, les hommes créateurs et les dieux sont une et même chose. Ensuite, le beau est additif en ce qu’il n’est que l’implémentation au sein de l’environnement d’une nouvelle idée. On peut donc opposer le concept de positivité qui entend l’ajout d’une référence idéale (un enchantement du monde) au concept de négativité qui réduit à néant une idée précédente. Enfin, le type d’œuvre n’a pas d’importance car si, comme nous le disions au début de ce texte, un tableau ou une sculpture peuvent être déplacés, ceux-ci également participent à la densité idéale d’un lieu et peuvent être compris selon cette méthode.
L’esthétique de participation est donc une méthode artistique cherchant à enchanter le monde par une augmentation de la densité idéale d’un espace déterminé. L’artiste est alors un créateur à l’égal de la nature qui travaille avec elle à la beauté du monde par le biais de sa perception des idées et par son respect moral envers la beauté précédente. De la même manière que l’homme se protège des agressions par un comportement pacifique, l’artiste suivant la méthode participative assure l’immortalité de son œuvre par le respect qu’il porte aux œuvres antérieures.
Ilios Balias