Compte-rendu sur l’Éloge du Polythéisme de Maurizio Bettini

Le court essai, « Éloge du polythéisme », de Maurizio Bettini constitue un véritable manifeste en faveur de l’expansion de l’étude contemporaine des polythéismes antiques. Professeur de philologie classique et d’anthropologie du monde ancien à l’université de Sienne depuis 1986, l’auteur fonde en 1987 le centre Antropologia e Mondo Antico qu’il dirige jusqu’à présent. Spécialiste de la religion romaine, Maurizio Bettini publie également de nombreux ouvrages communs sur les mythes et pratiques de la religion grecque. C’est donc à la fois en tant que spécialiste et généraliste que l’auteur nous invite à porter un regard neuf sur les polythéismes et les valeurs qu’ils pourraient nous transmettre. L’importance de ce livre apparaît clairement lorsque nous en lisons les courts remerciements proposés en préface. En effet, les noms de chercheurs remarquables (Licia Ferro, Mario Lentano) y sont cités pour leurs contributions et en particulier ceux de Gabriella Pironti, professeur à l’EPHE et Vinciane Pirenne-Delforge, détentrice de la chaire de Religion Grecque au Collège de France, qui a traduit ce livre de l’italien pour le rendre accessible au public français. Ainsi, nous comprenons que ce texte n’est pas celui d’un seul homme mais le manifeste politique d’une génération internationale de chercheurs en polythéisme. Ce livre propose donc de dépasser l’étude académique des religions anciennes pour s’adresser au grand public afin de montrer comment la mentalité polythéiste de l’antiquité pourrait nous inciter à mieux penser notre rapport contemporain à la diversité religieuse.

Maurizio Bettini introduit son ouvrage en synthétisant en quelques pages les différents arguments proposés par les philosophes, psychologues et historiens du XIXe et du XXe siècle en faveur de la pluralité des dieux. Nous remarquons en particulier l’importance donnée à la pensée philosophique de Friedrich Nietzsche pour qui « N’est-ce pas là précisément la divinité, qu’il y ait des dieux, qu’il n’y ait pas un Dieu ? ». À la pensée psychologique de Carl Gustav Jung qui interprète les dieux des différentes mythologies et religions antiques comme autant d’archétypes issus de l’inconscient collectif de l’humanité toujours aussi pertinents aujourd’hui qu’ils l’étaient aux temps d’Homère. À la pensée esthétique du poète Ezra Pound pour qui « Aucune métaphore plus adéquate n’ayant été trouvée pour décrire les couleurs de l’émotion, j’affirme que les dieux existent ». Si l’auteur aborde ces différentes approches, c’est surtout pour montrer l’originalité de sa démarche qui ne cherche pas à démontrer l’existence métaphysique, psychologique ou esthétique des dieux mais à rapporter une mentalité polythéiste en opposition à la mentalité monothéiste dominante dans nos sociétés occidentales contemporaines.

Dans les quatre premiers chapitres de cet essai, l’auteur aborde la question de manière politique en étudiant des cas critiques de la mentalité monothéiste dans l’Italie du XXIe siècle : Le problème des crèches dans les mairies et la construction de mosquées dans les villes italiennes. Ces problèmes ne se cantonnant pas à l’Italie, ils dénotent la validité sinon universelle, au moins occidentale de l’analyse de Maurizio Bettini. Pour lui, l’approche soi-disant progressiste, visant à refuser les crèches dans les mairies au nom de l’inclusion des populations non-chrétienne, est en réalité typique d’une mentalité monothéiste et exclusiviste. En effet, un montage cultu(r)el comme la crèche dans un cadre monothéiste signifie bien une proposition nécessaire sur le divin qui exclut ceux qui n’y adhèrent pas alors que le même montage dans un cadre polythéiste ne serait qu’une proposition particulière pouvant exister parallèlement à un autre paradigme sur le divin. Il prend l’exemple des Laraires romains, véritables scénettes composées de petites statues que les Romains de l’antiquité constituaient au cours de leur vie dans les autels privés de leurs domiciles. Ainsi, les deux positions politiques, le refus de la crèche dans la mairie au nom de la tolérance et le refus de la construction des mosquées au nom de la tradition, sont en réalité les deux faces d’une même pièce : la mentalité monothéiste. Cette dichotomie entre mentalité monothéiste et polythéiste constitue le point de départ de la réflexion de Maurizio Bettini. Dans son compte-rendu de 2017 sur ce livre, le chercheur à l’Université d’Ottawa Jeffrey Aubin note que la position de Maurizio Bettini semble arbitraire et simplement fondée sur l’opinion selon laquelle les cadres de pensées monothéistes seraient plus violents que les cadres de pensées polythéistes. Pourtant, l’auteur ne cherche qu’à montrer que la violence antique des guerres et des persécutions ne seraient simplement pas fondées sur la religion mais sur des causes principalement politiques.

Dans les chapitres 5 à 9, Maurizio Bettini nous propose une réflexion sur les causes de cette intolérance du monothéisme en partant de l’argument de l’exclusion mosaïque, c’est-à-dire, de l’injonction donnée à Moïse par le Dieu de l’Ancien Testament, de n’avoir pas d’autres dieux que lui. C’est à partir de cette définition du dieu jaloux que les religions de la branche Abrahamique (Christianisme, Islam et Judaïsme) se sont séparées des autres traditions cultuelles. En effet, cette manière d’aborder la divinité introduit la catégorie de religion vraie qui s’opposerait par nature à des religions fausses. Ainsi, même les positions d’apparence plus tolérantes de l’Église catholique après le concile de Vatican II telles que présentées dans le « Catéchisme de l’Église Catholique » de 1992 ne font qu’indiquer que le dialogue interreligieux n’est permis qu’en rappelant que la vérité pleine n’appartient qu’à la religion catholique. En opposition à ce cadre de pensée monothéiste, on retrouve la pensée polythéiste qui permettaient deux actes : La traduction des divinités d’une culture à l’autre et l’ajout de divinités étrangères aux panthéons locaux. Ces actes peuvent être synthétisées sous l’appellation de L’Interpretatio des dieux que Maurizio Bettini utilise comme titre de son huitième chapitre. Cependant, cette manière de décrire le cadre de pensée monothéiste s’appuie sur des positions particulièrement radicales et institutionnelles, existantes, certes, mais souvent peu pratiquées par les fidèles des religions évoquées. Rappelons-nous de l’opposition souvent évoquée par le Vatican entre la dureté de la loi canonique et la miséricorde de la pastorale. L’auteur force donc le trait afin de révéler sa propre interprétation de la situation religieuse actuelle.

Pour autant, il n’ignore pas la complexité des mentalités et nuance son argumentation en proposant une étude plus approfondie des pratiques religieuses polythéistes et monothéistes dans les chapitres de 10 à 13. En effet, pour Maurizio Bettini, si la pluralité demeure dans les théologies monothéistes (pluralité des anges, des saints, des hypostases de Dieu), celle-ci n’est pas analogue à la pluralité des dieux dans les polythéismes. En effet, l’Interpretatio polythéiste qui s’oppose à la tolérance monothéiste est un véritable langage possédant sa grammaire, son vocabulaire et ses locuteurs. La pluralité polythéiste n’est donc pas simplement une vague ouverture à l’altérité mais l’élément essentiel de la pratique religieuse des Grecs et des Romains de l’antiquité. L’auteur nous montre alors que les locuteurs de cet idiome polythéiste usent de la politique pour parler cette langue. Les divinités dans leur multiplicité sont des citoyens à part entière des cités. Elles sont introduites, définies par les décrets des assemblées ou du Sénat et installées dans des temples pour recevoir des hommages publics sanctionnés par l’État. L’auteur prend l’exemple marquant de l’évocation, un véritable rituel de guerre employé par des prêtres suivant les armées romaines ayant pour objet de priver une cité assiégée de sa divinité protectrice en lui promettant un meilleur culte à Rome. Ainsi, lorsque la cité est enfin prise, la divinité est emmenée à la ville éternelle où elle reçoit un temple, du personnel et des financements pour son culte. Nous devons remarquer ici que Maurizio Bettini quitte sa position de généraliste pour parler du point de vue du spécialiste de la Religion Romaine. En effet, cette manière civique d’aborder les divinités est particulière à Rome et ne se retrouve pas de manière si prononcée dans la Religion Grecque. Nous remarquons qu’ici, l’argument de l’absence de violence des religions polythéistes tombe à l’eau puisque si ce n’est pas au nom de la vérité d’une religion que la guerre est menée, c’est bien la religion fusionnée à l’État qui vient sanctionner et même aider spirituellement la guerre menée par l’État.

Dans les deux derniers chapitres du corps de son essai, Maurizio Bettini nous propose de prendre de la hauteur en critiquant l’usage des mots de polythéisme et de monothéisme. En effet, si l’Interpretatio du polythéisme est une langue, notre manière de conceptualiser les types de religion est aussi un langage de la recherche moderne. Bien que le terme de polythéisme soit attesté en langue grecque depuis l’antiquité avec Philon d’Alexandrie, il disparait à l’époque médiévale et n’est réutilisé qu’à partir du XVIe siècle avec Jean Bodin. Ce n’est qu’alors que le terme de monothéisme est forgé, non pas en opposition au polythéisme mais pour qualifier l’Islam, religion prônant l’unitarisme de Dieu contre la doctrine de la trinité de la religion vraie qu’est le Christianisme. Jusqu’alors, les fidèles des religions antiques étaient qualifiés péjorativement par les termes de païens (paysans) ou d’idolâtres (adorateurs d’images au sens d’illusions). Ainsi, pour Maurizio Bettini, il est important de rappeler que la problématique de l’opposition entre polythéisme et monothéisme est en réalité une problématique contemporaine car fondée sur des termes et des catégories récentes. En effet, ces oppositions religieuses sont avant tout une guerre des mots et notre manière d’approcher le divin dépend fondamentalement de notre manière d’approcher le langage. Or, le fait que les religions Abrahamiques reposent sur des écritures saintes suppose que le langage doit, dans le cadre de leur pensée, correspondre avec précision à ces écritures. Ce n’est pas le cas des religions anciennes et c’est bien pour cela, selon l’auteur, que les religions Abrahamiques sont monothéistes et exclusivistes. Elles ne peuvent communiquer avec des cadres de pensée qui ne partent pas des textes qu’elles considèrent sacrés.

À la fin de son essai, l’auteur propose deux appendices afin de clarifier sa position sur la tolérance et l’intolérance dans l’antiquité ainsi que sur l’usage du terme paganus pour qualifier les fidèles des religions polythéistes.

Dans le premier appendice, Maurizio Bettini prend l’exemple de la répression des cultes bacchiques par l’État pour parler des modalités de l’intolérance religieuse antique. Ces pratiques religieuses étaient réputées violentes et potentiellement porteuses d’un esprit de révolte contre l’Empire. En effet, Bacchus est une divinité liée à l’étranger, à l’ivresse et dont les bacchanales ont entrainé à de nombreuses reprises des situations politiques problématiques de sédition voire d’actions criminelles de groupe. Or, si l’Empire, au cours du IIe siècle, décida de restreindre le culte de cette divinité en limitant les rassemblements en son nom à cinquante individus et en détruisant les lieux de rassemblement des bacchanales, il continua à considérer comme impie de ne pas reconnaitre Bacchus. L’intolérance antique n’était donc pas liée à la divinité en tant que telle mais aux pratiques de son cultes qui pouvaient aller à l’encontre de la bonne marche de l’État romain. Cela explique donc pourquoi les chrétiens furent persécutés. L’ordre social de l’Empire reposait sur le culte et les sacrifices aux divinités. Le christianisme prônant la non-participation à ces cultes publics devenait donc aux yeux de l’État source de sédition. L’intolérance antique n’allait donc pas contre la figure du Christ en tant que telle (l’Empereur Alexandre Sévère avait même une statue de Jésus dans son Laraire personnel) mais contre la volonté de s’extraire de l’ordre social impérial.

Enfin, dans son second appendice, l’auteur nous propose de restituer l’origine du terme de « païen » visant à qualifier les fidèles des religions polythéistes antiques. Pour lui, il faut remonter à l’auteur chrétien Tertullien qui oppose les « soldats du Christ » (Miles Christi) aux paysans (Paganus) entendus dans le sens vulgaire de non-croyants. Cette question est importante car elle nous interroge sur notre manière de qualifier « l’autre ». En parlant de paganisme pour qualifier les religions antiques (ou de néopaganisme concernant les résurgences contemporaines de ces phénomènes cultuels), nous continuons de véhiculer une appellation polémique visant à discréditer des pratiques et des pensées religieuses. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Vinciane Pirenne-Delforge, grande spécialiste de la Religion Grecque qui a traduit le présent ouvrage, rappelle également le caractère problématique de l’usage du terme « polythéisme » pour qualifier ces religions. En effet, les acteurs de ces cultes n’étant pas soumis aux critères de religion vraie contre religion fausses ne pouvaient s’entre-qualifier dans des termes exclusifs (païens contre chrétiens) tant que certains membres de leur société (les chrétiens en l’occurrence) ne s’étaient pas décidés à s’exclure eux-mêmes de l’ordre commun.

La victoire du christianisme sur le paganisme de Gustave Doré (1868)

En conclusion, le paganisme en tant que tel n’est pas mort lorsque l’Empereur Constantin s’est converti au Christianisme mais à l’inverse, il est né à ce moment-là. Ces catégories de Païens contre Chrétiens, de Polythéistes contre Monothéistes, nous en héritons maintenant et c’est bien cela qui constitue le paradigme moderne qui nous incite à interdire les crèches dans les mairies pour « protéger » les musulmans et à menacer de placer des bombes dans les mosquées nouvellement construites dans les villes italiennes pour protéger nos traditions chrétiennes. En nous excluant mutuellement au nom de catégories religieuses hermétiques, nous perdons du même coup les avantages de la fluidité socioreligieuse qui avait permis aux sociétés antiques dites « polythéistes » de prospérer durant plusieurs millénaires. Maurizio Bettini fait donc l’éloge du polythéisme en montrant que celui-ci apporte avant tout une paix sociale, une ouverture culturelle et religieuse due à l’absence de catégorie exclusives. Cela n’a pourtant pas protégé les anciens des guerres, de l’esclavage, des persécutions, des pillages, des massacres, de la torture et de toutes les violences que nous avons trop souvent imputés à la folie chrétienne d’un moyen-âge fantasmé comme temps obscure du fanatisme religieux.

Pour nous, ce court essai de Maurizio Bettini fait l’impasse sur une proposition de prospective future. Avec le développement sans précédent des formes nouvelles de spiritualité en Occident, la croissance exponentielle de l’importance culturelle de l’Inde contemporaine dans notre monde globalisé et la baisse caractérisé des Églises chrétiennes dans les pays industrialisés, la place du polythéisme dans l’esprit moderne ne peut être réduite aux pratiques des Romains et des Grecs de l’antiquité. De même, la mentalité dite « monothéiste » exclusiviste décrite par l’auteur comme caractéristique des sociétés moderne, bien qu’existante, n’est plus hégémonique au XXIe siècle. Une proportion non-négligeable de la société, éduquée par de nouvelles technologies faisant fi des frontières et libérée des carcans traditionnels par une génération précédente qui s’est révoltée contre ces dogmes institués, ne pense déjà plus dans ces catégories exclusivistes qui faisait le lit de l’intolérance du XXe siècle. Pour autant, ce livre a le mérite de rappeler à ceux qui croient encore que la tradition incite à la fermeture d’esprit, que les anciens garants de notre civilisation occidentale, les Romains et les Grecs, disposaient d’une mentalité religieuse ouverte à la diversité.

Ilios Balias van Erpers Roijaards

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