Compte-rendu sur Le polythéisme grec à l’épreuve d’Hérodote de Vinciane Pirenne-Delforge

Le monde grec de l’antiquité a toujours été une inspiration majeure du monde occidental. Que ce dernier se soit construit pour ou contre ses dieux, sa mythologie, ses temples et ses sacrifices, il n’a jamais été indifférent à l’apport culturel et religieux de la plus brillante civilisation de l’orient méditerranéen. Pourtant, une profonde incompréhension caractérise l’approche naïve de la Grèce en voulant opposer son miracle rationnel, philosophique et politique à sa religiosité étrange et éclectique, faite de légendes et d’autels ensanglantés. Dans ce livre, Vinciane Pirenne-Delforge nous propose de dépasser nos préconceptions afin de saisir l’essence d’une religion subtile et complexe où s’affrontent et se mêlent, unité et pluralité. Pour ce faire, l’auteur nous invite à suivre les Enquêtes du premier historien, Hérodote, afin de déceler dans son regard hellénique, la nature des cultes et du rapport aux dieux que ses contemporains entretenaient.

Vinciane Pirenne-Delforge est l’une des plus grandes spécialistes de la religion des Grecs de l’antiquité. Après avoir été chercheuse au FNRS en Belgique et enseignante à l’Université de Liège, elle obtient en 2017, la chaire de Religion, histoire et société dans le monde grec antique au Collège de France. Parmi ses nombreuses publications, il est intéressant de noter que Vinciane Pirenne-Delforge a fortement influencé le monde de la recherche sur le polythéisme grec à travers ses livres s’intéressant à des divinités particulières et aux cultes qui leurs étaient adressés. Nous pensons en particulier à l’Aphrodite Grecque[1] et à L’Héra de Zeus[2] qu’elle a co-écrit avec Gabriella Pironti, chercheuse et professeur à l’EPHE. Le présent ouvrage semble aussi s’inscrire dans la lignée d’un précédent livre, Retour à la source : Pausanias et la religion grecque[3] en cherchant à aborder la religion des Grecs à travers le prisme de l’ouvrage d’un auteur antique, la Périégèse[4] de Pausanias en 2008 puis de L’Enquête[5] d’Hérodote en 2020.

L’auteur nous propose de la suivre dans une vision d’ensemble de la religion grecque débutant par une introduction principalement historiographique qui tâche de replacer l’étude de ce sujet dans l’évolution de l’anthropologie religieuse. Dans son premier chapitre, Vinciane Pirenne-Delforge aborde l’épineuse question de la définition des termes « religion » et « polythéisme ». Au deuxième chapitre, elle interroge directement Hérodote en expliquant la pertinence de l’usage de L’Enquête pour cette étude. Au troisième chapitre, l’auteur étudie le lien entre les différents polythéismes méditerranéens de l’antiquité à travers la question : « Dieux grecs ou dieux des grecs ? ». Puis du quatrième au sixième chapitre, elle nous propose de circonscrire le polythéisme des anciens hellènes grâce aux sources littéraires et épigraphiques selon trois axes : la dénomination, le sacrifice et la croyance aux dieux. Enfin, dans son envoi, Vinciane Pirenne-Delforge nous montre la caractéristique tension de la religion grecque : l’opposition entre les caractères « topique » et « épique » des divinités. Par ce compte-rendu, nous nous proposons de suivre et critiquer le plan de cet ouvrage afin que, tout en le synthétisant au fur et à mesure, nous puissions mettre en exergue les tensions de l’approche anthropologique de l’auteur et fournir un point de vue personnel et engagé sur l’étude des dieux et des pratiques cultuelles des Grecs de l’antiquité.

Hérodote devant le parlement Autrichien

Dans son introduction, Vinciane Pirenne-Delforge pose le problème de la définition de la religion grecque à partir d’une double dichotomie : Unité/Pluralité, Général/Particulier qui aboutira en conclusion à l’élaboration d’une nouvelle dichotomie conceptuelle cette fois appliquée aux dieux eux-mêmes : Épique/Topique. Ces oppositions schématiques permettent de mettre à jour une difficulté à laquelle les chercheurs contemporains occidentaux se retrouvent confrontés lorsqu’ils abordent la question du polythéisme grec : celle de la pluralité appliquée au divin. En effet, nos cultures européennes ont été imprégnées depuis près de deux millénaires par des tensions religieuses abrahamiques visant à unifier nos conceptions spirituelles. Ainsi, en faisant face à l’exclusion mosaïque de l’Ancien Testament[6]et au Tawhid Islamique[7], la pluralité a rencontré bien des difficultés à s’imposer face aux volontés exclusivistes. Cette problématique a d’ailleurs déjà été explorée par Maurizio Bettini sur le plan politique dans son essai Éloge du Polythéisme[8] traduit en français par Vinciane Pirenne-Delforge elle-même. Pour autant, cette recherche de l’équilibre entre unité et pluralité n’est pas chose nouvelle. Déjà, nous la retrouvons dans le Parménide de Platon[9] et dans la Métaphysique d’Aristote[10]. Si donc l’optique schématique de la double opposition Général/Particulier et Unité/Pluralité est pertinente pour aborder le sujet du polythéisme grec, elle n’est exotique que pour une part particulièrement religieuse et traditionnaliste (au sens chrétien) de nos sociétés occidentales.

Afin de justifier l’importance donnée à cette approche, l’auteur nous propose de retracer l’histoire de l’expansion de l’idée d’unification exclusive qui a mis à mal la conception plurielle du divin depuis le début de l’ère chrétienne. D’abord, la charge virulente des Pères de l’Église contre les pratiques religieuses grecques et romaines a semé l’idée selon laquelle les dieux de l’antiquité seraient assimilables aux démons que Jésus chasse dans le Nouveau Testament. Puis, lorsque l’Empire devint chrétien, ces mêmes dieux furent démonétisés de leur aspect cultuel pour revenir sous la forme de vagues conceptions idéalistes perdant ainsi leur essence religieuse originelle jusqu’au XXe siècle. C’est alors que, selon l’auteur, un nouveau paradigme anthropologique permit de retrouver l’aspect cultuel du polythéisme grec en l’étudiant pour lui-même. C’est dans ce cadre et à la suite de chercheurs de renoms comme Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant que Vinciane Pirenne-Delforge place ses travaux.

Cette conception du polythéisme grec est donc le point de vue d’une école anthropologique visant à reconstituer le caractère collectif et cultuel des religions antiques. Si elle a le mérite de restituer les éléments originaux de la culture et des sociétés de la Grèce ancienne dans leur contexte historique, elle met à mal toute idée qui aurait permis la perpétuation des dieux sous une autre forme après la victoire du Christianisme au Ve-VIe siècle de notre ère. En effet, si nous suivons ce point de vue, nous sommes obligés de considérer les mythes que nous avons entendu quand nous étions enfant, que nous continuons à lire maintenant et l’image que nous nous faisons des dieux grecs comme lettre morte, puisque nous n’appartenons plus à la société qui pratiquait leur culte. L’auteur nous propose donc une étude sérieuse et scientifique de la pluralité et de l’unité du monde grec ancien en rupture avec les interprétations poétiques, philosophiques et psychologiques omniprésentes dans la littérature occidentale de la renaissance au XIXe siècle.

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Dans son premier chapitre, Vinciane Pirenne-Delforge interroge la pertinence de l’usage des termes « religion » et « polythéisme » pour qualifier le phénomène culturel et cultuel entourant les dieux, les temples, les sacrifices et la mythologie dans le monde grec antique. Cette partie est issue de ses premiers cours donnés au Collège de France et conserve l’aspect de leçons générales et historiographiques. Elle rappelle que « religion » est issue du latin « religere » qui signifie « aborder avec scrupule », ce terme dépasse ainsi le simple culte à la divinité puisqu’il concerne aussi la piété filiale et tout comportement demandant un respect particulier. Ce n’est donc qu’avec le christianisme qu’il acquiert son exclusivité cultuelle en inversant la cause du scrupule : dans l’antiquité il était lié à une certaine éthique visant les résultats du comportement religieux. Avec le christianisme, il devient la conséquence de la « vérité » du message divin. S’il n’y a pas une telle prétention à la vérité exclusive dans les conceptions et pratiques antiques des Grecs, le scrupule est bien présent, ce qui justifie l’usage au moins opératoire du terme « religion ». Ainsi, l’auteur nous invite à questionner l’universalité des termes que nous employons. Si d’une culture à l’autre, le détail de la définition du terme change, son emploi pour qualifier des réalités diverses permet de pratiquer le comparatisme. Pourtant, cette possibilité n’est jamais exploitée par Vinciane Pirenne-Delforge qui, dans cet ouvrage, n’aborde le polythéisme grec que du point de vue de ses sources internes.

Le terme « polythéisme » a, quant à lui, une histoire plus complexe puisqu’il est attesté en grec sous des formes proches dans les Suppliantes d’Eschyle et les traités de Philon d’Alexandrie avant d’être oublié jusqu’au XVIe siècle. C’est alors qu’avec la découverte des civilisations du nouveau monde, la question de la définition de ces cultures plurielles étrangères s’imposent à nouveau sous la plume de Jean Bodin et de Guillaume Budé. Ce dernier est d’ailleurs l’un des pères fondateurs du Collège de France où Vinciane Pirenne-Delforge a donné les leçons qui ont inspiré ce livre. Il y a donc bien une filiation dans cette modalité d’étude des religions depuis la Renaissance. Les Lumières font intervenir une notion de progrès qui suppose le polythéisme comme une phase historique qui devra laisser la place au monothéisme. Puis, au XIXe siècle, l’idée de progrès est remplacée par l’idée d’évolution sur un mode Darwinien où le polythéisme a échoué dans sa survie face au monothéisme plus virulent. Enfin, comme l’auteur nous le montrait en introduction, c’est au XXe siècle que l’étude du polythéisme pour lui-même se met en place avec une pensée anthropologique à laquelle ce livre appartient.

Le terme « polythéisme » se redéfinit donc au cours de l’histoire de son usage mais il demeure lié aux religions et aux cultures plurielles. Vinciane Pirenne-Delforge nous incite alors à penser cette pluralité au-delà du cadre normatif des dieux au pluriel. Parler de polythéisme, c’est aussi reconnaître la pluralité des pratiques, des cultes, des panthéons voir des cités et des dialectes. Toujours dans sa volonté de demeurer dans les limites méthodologiques de la source antique (et ici plus précisément des Enquêtes d’Hérodote), l’auteur ne se permet pas de digression pour expliquer la cause du lien entre la pluralité du monde divin grec et la pluralité inhérente aux sociétés helléniques. Nous le regrettons car, tout en le notant et en montrant l’évidence de cette pluralité omniprésente, elle ne cherche pas à résoudre cette question. Par ailleurs, en parlant de la résurgence du terme « polythéisme » en Occident lors de la découverte du Nouveau Monde, l’auteur indiquait en négatif une ouverture possible sur le comparatisme, ce qu’elle s’est à nouveau refusée de faire.

Enfin, Vinciane Pirenne-Delforge propose une définition du terme « religion » : « La Religion est une institution qui régit, selon des modèles culturels, les relations avec la sphère suprahumaine dont cette culture postule l’existence ». Mais cette définition fait fi de l’aspect spirituel et mystique du phénomène religieux pour le cantonner à un cadre institutionnel. Certes, cela peut être pertinent dans une étude d’anthropologie historique mais cela exclue d’emblée une quelconque portée individuelle de la religiosité. Le risque est alors de tomber dans un argument circulaire où l’aspect individuel de la spiritualité antique est nié à cause de la définition donnée au départ du terme.

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Le deuxième chapitre du livre est consacré à Hérodote. Il s’agit pour l’auteur de nous rapporter la question de l’Unité et de la Pluralité du point de vue de l’historien antique en nous montrant comment les Enquêtes peuvent nous renseigner sur les conceptions religieuses des Grecs. Vinciane Pirenne-Delforge entreprend ici un travail de lexicologue qui détaillera au cours des chapitres suivant, les termes grecs à partir desquels nous devrions travailler pour comprendre le fonctionnement du polythéisme. Le premier est Nomoï : Il qualifie les règles pratiques permettant le culte des divinités particulières. Connaître les Nomoï en vigueur dans un sanctuaire permet donc au chercheur de s’approcher de la pratique réelle des anciens Grecs relativement aux divinités qui y étaient installées. Ainsi, lorsqu’Hérodote décrit les Nomoï des autres peuples méditerranéens comme les Perses ou les Égyptiens, il nous décrit en négatif, les Nomoï des Grecs.

Hérodote est l’ancêtre des historiens puisqu’il s’interroge lui-même sur l’origine de ces règles qui régissent sa propre culture. Comme nous l’avons dit plus tôt à propos de l’auteur de ce présent livre, l’historien antique se refuse de recourir à des inspirations poétiques et bien qu’il propose un ouvrage quelque peu semblable au diptyque Iliade/Odyssée d’Homère, son point de vue est celui d’un enquêteur rationnel. Vinciane Pirenne-Delforge attribue cette attitude, qu’elle partage avec Hérodote, à l’incertitude qui caractérise le polythéisme. Puisqu’il n’y a pas de dogme, pas d’obligation de croire certaines doctrines spécifiques, le plus petit dénominateur commun demeure la suspension de jugement. Pour parler de la religion des Grecs en toute raison, il nous faut donc recenser et catégoriser les Nomoï afin de reconnaître leur organisation et leurs sources historiques.

C’est ce que l’auteur nous propose de faire en suivant les raisonnements d’Hérodote. Pour ce dernier, les Grecs ont pour point commun de partager le nom de leurs dieux. Ils reconnaissent tous Zeus, Athéna, Hermès etc… Mais pour lui, ces noms ou Ounomata, viennent des Égyptiens. En effet, le légendaire peuple des Pélasges, ancêtre mythique de tous les Grecs, aurait vénéré des dieux pluriels auxquels il s’adressait en groupe sans reconnaitre pour autant les particularités de chacun d’entre eux. C’est donc grâce aux Égyptiens que les Pélasges auraient appris à les distinguer. Ensuite, les poètes grecs archaïques, particulièrement Homère et Hésiode, leurs auraient donnés des surnoms, les Eponomiaï, des honneurs, les Timaï, des compétences, les Technaï et enfin des figurations, les Eidaï, permettant de les représenter. Ce que nous connaissons maintenant des dieux est donc un travail séculaire de signification et de complexification d’un ensemble de puissances originelles permis par l’inspiration des muses. Hérodote, comme Vinciane Pirenne-Delforge, nous montre donc que le moteur de la fabrique des dieux en Grèce est l’inspiration poétique mais, en tant qu’historiens, les deux auteurs se refusent de l’utiliser pour garder un regard impartial.

Au sens de l’enquête historique, la source est maîtresse et cette source est présente dans l’expérience que nous avons de la culture que nous étudions. Elle s’oppose donc en tout point à l’inspiration poétique qui, en nourrissant cette culture de ses représentations, produit les sources dont se nourrit l’enquête historique. Il est intéressant de remarquer que les poètes eux-mêmes ne négligent pas l’aspect cultuel des divinités puisque, comme le remarque Vinciane Pirenne-Delforge, Homère évoque les dieux selon trois modalités : Leur banquet sur l’Olympe, leur intervention sous les traits de personnages humains et leur présence dans les cultes et sacrifices pratiqués par les héros des épopées. Selon ce dernier point, le poète effectue donc un travail d’historien. Le rôle de ce dernier se définit donc en négatif par rapport à celui du poète. Ce n’est pas ce qu’il fait en plus du poète qui donne sa méthode, mais ce qu’il se refuse de faire, c’est-à-dire d’intervenir dans la conception de la culture qu’il étudie. Pourtant, Vinciane Pirenne-Delforge rapporte à la fin de ce chapitre les travaux de Jean-Pierre Vernant sur les dieux qui les définit comme « puissances » contre la perception classique qui les définissaient comme « personnes ». Ces deux termes n’appartenant pas au registre antique, nous pouvons dire ici que l’historien intervient pourtant dans notre perception de la Grèce en créant ces catégories.

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Dans son troisième chapitre, Vinciane Pirenne-Delforge nous propose d’aborder cette interprétation anthropologique et historique de la religion grecque à partir de l’étude du caractère hellénique des dieux. Ceux-ci sont-ils des dieux grecs, dans le sens où ils seraient eux-mêmes citoyens des cités, ou les dieux des Grecs ? Dans ce dernier cas, les dieux seraient universels mais représentés et nommés de cette manière par les Grecs. Cette question est pertinente dans le cadre des préconceptions que nous avons des religions anciennes en tant que religions nationales qui s’opposeraient aux religions universelles que seraient les grands monothéismes. Ce qui marque le plus le lecteur d’Hérodote, c’est sa prétention à traduire les noms des dieux égyptiens avec les noms de dieux grecs. Mais sur quoi peut-il se fonder pour dire qu’Osiris et Dionysos sont la même divinité s’il se refuse de se considérer comme inspiré ? C’est bien qu’en tant qu’enquêteur, il aurait reçu cette information de quelque part. Et d’où, sinon des Nomoï, comme tout bon historien de la religion grecque ?

Pourtant, toute divinité antique, même plurielle comme les Muses, est forcément ancrée dans un sanctuaire et reçoit des rites avec des usages déterminés. Pour reconnaître qu’un ensemble de divinités donné est bien grec, il faut donc se renseigner sur les sanctuaires qui s’occupent de leur culte. Afin d’interroger cette nature nationale ou universelle des dieux, l’auteur nous propose d’étudier deux cas : La divinité de Zeus Hellenios (le Zeus grec) et l’Hellenion de Naucratis, un sanctuaire grec en Égypte. Elle remarque que dans les deux cas, non seulement ces sanctuaires respectent des Nomoï typiquement grecs mais en plus, ils sont gérés par des cités qui n’hésitent pas à désignés les citoyens des autres cités grecques comme Xenoï (étrangers), ce qui les exclues d’une partie du culte à ces dieux spécifiquement nommés « grecs ». Ainsi, à partir du moment où la puissance divine est amenée à la connaissance des hommes, elle reçoit nécessairement un culte qui l’ancre dans un caractère topique, un lieu avec un sanctuaire et des lois cultuelles locales, des Nomoï.

Si donc en puissance, les dieux sont universels, ce n’est, selon Vinciane Pirenne-Delforge, que dans l’esprit des poètes et peut-être de quelques philosophes proposant des théories élitistes et peu représentatives de la manière proprement grecque d’aborder le divin. Dans tous les autres cas, les dieux sont ancrés territorialement et impliqués dans la vie civique des cités qui s’occupent de leur culte. En cela, les dieux des Grecs sont bien des dieux grecs puisqu’ils sont presque autant citoyens des cités qui leur vouent un culte que le sont leurs dévots mortels. Néanmoins, cette tendance à la fragmentation, tout en nous permettant de penser la Pluralité, nous éloigne fortement de l’Unité. Dire que les dieux grecs le sont du fait de leur caractère topique, c’est rappeler qu’être Grec, c’est être citoyen d’une cité. Et pourtant, les Grecs bien qu’appartenant à plus de milles cités différentes se reconnaissent bien entre eux comme grecs contre les barbares. Qu’est-ce que cela signifie du point de vue des dieux ?

Nous avons vu à la suite de l’auteur que les Nomoï grecs se distinguaient des Nomoï perses ou égyptiens. Les divinités étant liées à leur culte, il est possible de reconnaître une divinité par le culte qui lui est dédié. Mais Vinciane Pirenne-Delforge nous rappelle que les Grecs pratiquaient aussi des cultes à des divinités étrangères (comme Isis) avec des Nomoï typiquement grecs. Dans ce cas, pourrions-nous retrouver l’unité par les panthéons ? Non, car ceux-ci demeuraient eux-mêmes pluriels et rattachés à des cités spécifiques. L’ancrage topique des dieux fragmente donc le paysage divin de la Grèce.

Cependant, cet ancrage topique dans les polythéismes nous rapporte à la question initiale, Dieux grecs ou dieux des Grecs ? Et encore, qu’est-ce qui les différencie des divinités égyptiennes ou perses ? Ici le refus de recourir au comparatisme est dommageable car si la méthode consistant à coller au plus près des sources est gage de rigueur, elle nous empêche de saisir la place du polythéisme grec dans son rapport à ses voisins méditerranéens. Pourtant Hérodote lui-même pose le problème en évoquant ces autres peuples antiques et une mise en perspective de la Grèce par rapport à l’Égypte et à la Perse aurait sans doute contribuée à clarifier le propos de ce chapitre en étudiant les limites séparant les dieux grecs des autres dieux.

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Les trois derniers chapitres de ce livre sont consacrés à la résolution de la problématique de l’unification. Dans le quatrième chapitre, l’auteur nous propose d’aborder cette unification au moyen de la dénomination des dieux. Nous l’avons vu, selon Hérodote, les Pélasges avaient des dieux et ont empruntés des noms aux égyptiens puis les poètes ont créés des surnoms, engendrant une multiplicité croissante de divinités. Voyons plus précisément comment cette multiplicité apparait aux yeux des Grecs. D’abord, il y a les grands dieux épiques chantés par Homère et dont Hésiode établit la généalogie. Puis viennent s’ajouter les héros, ces intermédiaires entre la sphère suprahumaine et notre monde qui faisaient la caractéristique du polythéisme grec (on ne retrouve en effet pas de héros dans les autres polythéismes méditerranéens). Ensuite, des divinités multiples comme les Heures, les Muses, les Moires viennent complexifier l’ensemble, sachant que les listes dénommant ces divinités varient en fonction des cités. Enfin, chaque divinité se voit attribuer des surnoms, des épithètes lorsque ce sont les poètes qui les évoquent, des épiclèses lorsqu’elles font l’objets de cultes. Ce foisonnement sans fin semble nous faire perdre de vue qu’il y a bien des dieux. Zeus, Athéna, Poséidon… ils ne sont pas si nombreux et nous continuons encore à connaître leur nom. Quelle est donc cette « insaisissable unité » évoquée par Jean Rudhart[11] qui nous ramène du chaos de la multiplicité infinie à une Grèce si familière et reconnaissable ?

Pour Vinciane Pirenne-Delforge, c’est le Théonyme qui semble servir de point d’ancrage symbolique au vaste ensemble de surnoms, de héros et de panthéons qui entoure et forme chaque divinité. Pourtant, dans la suite de Jean-Pierre Vernant, elle rappelle que ce Théonyme ne se rapporte pas à une personne mais à une puissance. Il y a une limite à l’anthropomorphisme qu’il ne faut pas franchir, la limite consistant à perdre de vue que les dieux sont en eux-mêmes multiples. Il y a des Appolons, des Aphrodites, des Zeus et pourtant nous continuons à raison de les reconnaitre comme Appolon, Aphrodite et Zeus. L’une des théories les plus récente concernant le fonctionnement de ce lien entre unité et pluralité au sein de chaque divinité est le modèle de réseau proposé par Gabriella Pironti. C’est à partir de ce modèle que cette dernière et Vinciane Pirenne-Delforge ont co-écrit l’ouvrage l’Héra de Zeus, Ennemie intime, épouse définitive[12], qui ne se veut pas comme une monographie sur une déesse personnelle mais un panorama discursif évoquant le « champs divin » Héra à travers ses cultes et ses mythes.

L’historien part du présent pour se diriger à rebours vers le passé. Il a donc à sa disposition, des données épigraphiques, littéraires et archéologiques qui lui permettent de reconstituer les éléments d’un réseau divin qu’est une divinité. Le poète, lui, travaille dans l’autre sens puisqu’il part de son présent pour projeter un discours forgeant une divinité pour les générations à venir. En cela, Hérodote et a fortiori l’auteur du présent ouvrage, se retrouvent confrontés à la difficulté d’unifier les données récoltées. En effet, plus nous recherchons des informations historiques, plus la pluralité augmente puisque nous découvrons de nouveaux cultes, de nouvelles épiclèses etc… Si nous voulons donner un sens à ces éléments, il devient nécessaire de mettre de l’eau dans notre vin rationaliste et d’emprunter un instant au poète, sa plume inspirée. Alors, de l’abysse de « l’inconnaissable unité », nous extrayons quelques éléments d’union autour d’un Théonyme pour assembler les multiples mythes, épiclèses, cultes et sanctuaires dans un discours cohérent et porteur de sens. La tentation est forte de continuer indéfiniment à collecter des données au nom d’un refus d’œuvrer à la manière des poètes au nom de la rigueur scientifique. Pour nous, l’anthropologie perdrait un élément essentiel de son objet en refusant de prendre le point de vue poétique des acteurs étudiés afin de franchir « l’écran des siècles ». Car il vaudrait mieux prendre le risque de l’erreur que d’abandonner la volonté de donner un sens à notre discours. Dans ce livre qui se veut surtout didactique, Vinciane Pirenne-Delforge ne franchit pas le pas mais elle sème les moyens de cet achèvement.

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Dans son cinquième chapitre, l’auteur nous propose de plonger dans la pratique cultuelle des Grecs. À défaut de partager l’inspiration d’Homère et d’Hésiode, au moins pouvons-nous observer les actes religieux réalisés par leurs ancêtres, leurs contemporains et les générations qui les ont succédés sur près de huit siècles au moyen des sources littéraires, archéologiques et épigraphiques. Ainsi, l’élément central de la pratique religieuse grecque apparait dans le sacrifice : la Thusia. Vinciane Pirenne-Delforge nous montre comment ce moyen de communiquer avec le divin constituait un élément d’unité dans la diversité du polythéisme grec.

D’abord pour l’historien, le sacrifice trouve sa source la plus ancienne dans la poésie épique puisque c’est dans le chant des aèdes qu’est décrit pour la première fois, la trame sacrificielle qui permet aux mortels de l’Odyssée et de l’Iliade de communiquer avec leurs dieux. Cependant, comme l’auteur l’a rappelé au deuxième chapitre, les épopées évoquaient trois modalités de manifestation des dieux : La description de leurs conversations sur l’Olympe, leurs apparitions directes ou sous masques humains dans les affaires des héros et enfin, leur manifestation dans les cultes opérés par les hommes. La question de la pratique religieuse du sacrifice n’intervient que dans ce dernier cas et pour le premier élément, seul le poète inspiré peut percevoir et retranscrire ces banquets divins. Mais demeure la question du deuxième cas, celui de l’intervention remarquée des divinités face aux héros[13].

Si l’aspect rituel de la religion grecque est bien rendu par le troisième cas, le deuxième met en avant une forme plus individuelle de la spiritualité que Vinciane Pirenne-Delforge n’aborde pas dans ce livre. Pourquoi les poètes parlent-ils de cela ? Pourquoi les héros semblent-ils à même de percevoir les divinités épiques tout en pratiquant, dans le troisième cas, les sacrifices de la religion traditionnelle ? Nous pourrions dire, à la manière d’Aristote, que les poètes mentent. Mais est-ce sur ce point ? Et pourquoi choisir une optique sceptique si nos sources les plus anciennes ne la revendique pas ? En effet, il nous semble bien que cette perception et cette communication individuelle des héros avec les dieux ne s’oppose en rien à la pratique traditionnelle telle qu’observée dans les données historiques. Rejeter cet aspect de la spiritualité antique au nom d’une suprématie de la tradition dans les religions ancienne semble le résultat d’un biais d’interprétation visant à considérer que plus nous allons vers le passé, plus la pensée religieuse serait traditionnaliste et collectiviste. Mais ce point de vue ne serait-il pas également une déformation issue d’une idée moderne de progrès ? Pourquoi les anciens ne seraient-ils pas à même de disposer de sociétés complexes où traditionalisme et individualisme coexisteraient dans le rapport des hommes à la sphère suprahumaine ?

En cela, l’auteur prend le parti de ne considérer que l’aspect collectif et traditionnel de la religion en étudiant les différentes normes de mise en relation des communautés aux divinités fragmentées. D’abord, en dégageant les Nomoï proprement Grecs de la Thusia : L’importance centrale du feu sur l’autel qui permet aux divinités de partager le banquet sacrificiel avec les mortels ; les parts sacrées ou Hiera qui leurs sont dédiées telles que le mythe de la répartition Prométhéenne[14] le décrit et l’importance des Splanchna, ces brochettes de viscère qui constituaient les parts de choix à la fois cuites sur l’autel et consommées par les sacrifiants.

Pourtant, polythéisme oblige, ce langage sacrificiel demeure fluide puisqu’il permet des variations locales et des manières différentes de sacrifier en fonction de la divinité et du culte choisi. La question demeure : Si les sacrifices sont divers, est-ce parce que la langue sacrificielle est composée d’une multitude de dialectes ou parce qu’une langue unique permet, par définition, de prononcer une multitude de discours aux significations différentes ? Ainsi, si l’inspiration poétique et le rapport individuel héroïque permet une communication directe avec la sphère suprahumaine, l’historien peut reconstituer, grâce aux Nomoï, la grammaire de la langue que les collectivités grecques parlaient pour s’adresser aux dieux.

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Vinciane Pirenne-Delforge clôt son argumentaire principal dans un sixième chapitre consacré à la question « Croire aux dieux ? ». Cette référence au célèbre livre de Paul Veyne[15] pose l’énigme de la croyance religieuse sur le plan des pratiques cultuelles car la position assumée par l’auteur est de considérer que « faire c’est croire », dans la droite lignée de John Scheid[16]. Afin de démontrer cette position, Vinciane Pirenne-Delforge commence par déconstruire le concept de « croyance » en associant notre compréhension contemporaine de celle-ci à la notion de Credo chrétien lié au dogme. En effet, si le discours religieux antique est bien porteur de sens, il ne fut jamais lié à une quelconque nécessité d’adhésion à un dogme théologique spécifique. Il ne peut donc en cela y avoir de « croyants » dans le sens que nous entendons de personnes adhérentes à des conventions théologiques admises arbitrairement par une communauté religieuse sous peine de sanction. L’auteur note cependant que la polysémie du verbe « croire » nous empêche de le rejeter aussi radicalement que l’aurait voulu une certaine école d’anthropologie religieuse[17].

En effet, si la croyance est considérée comme la pratique de rites dénotant une adhésion cognitive expérimentale, alors elle correspond largement à ce que Vinciane Pirenne-Delforge entend de la vie religieuse des Grecs de l’antiquité. Les Nomoï, ces règles cultuelles, donnent lieu à une forme d’adhésion rendue par l’expression « Nomizein tous theous » que l’on pourrait rendre par « croire aux dieux » dans le sens de « adhérer à la pratique de règles destinées au culte des divinités ». Ainsi, cette manière de considérer la croyance au sens grec expliquerait également la démultiplication des divinités topiques puisque chacune d’elle serait l’objet d’une expérimentation pratique dans le sens où son culte serait fondé puis pratiqué par une communauté afin d’être diffusé sans qu’il n’entre en contradiction avec les autres divinités et les autres cultes. Au sens traditionnel, le tissu cultuel serait alors formé par ces ajouts successifs de Nomoï.

Or, ces pratiques ne sont proprement religieuses que si elles sont accompagnées de considérations de sens, de propositions cognitives produites par l’expérimentation rituelle des pratiquants. En effet, l’auteur avait défini la religion comme une institution qui régit les relations avec la sphère suprahumaine. Sans cette sphère, il n’y a donc pas de religion. Cependant, le sens cognitif ne prend jamais le pas sur la pratique car sinon, nous aurions observé une rigidification des Nomoï au cours du temps autour de considérations dogmatiques imposées. Nous devons donc en déduire que la fluidité de la pratique religieuse est caractéristique du polythéisme grec et permet l’intégration puis la diffusion de cultes selon des Nomoï. C’est ce que Vinciane Pirenne-Delforge associe au « Nomizein tous theous », à la croyance pratique et fluide aux dieux antique.

Pourtant, un contre-exemple demeure : la condamnation de Socrate. L’auteur nous propose d’étudier ce cas comme limite de la théorie puisque selon Xénophon[18], le chef d’accusation lancé contre le philosophe était bien de ne pas « Nomizein tous theous » alors même qu’il était de notoriété publique qu’il pratiquait pieusement la ritualité civique et les sacrifices. Quel était donc le problème ? Vinciane Pirenne-Delforge rapporte que pour Xénophon, le rapport personnel qu’il entretenait avec les dieux était de l’ordre de la divination par le biais de son daïmon. Pourtant, ce rapport individuel privilégié était courant et n’aurait pas due non plus entrainer sa condamnation.  L’auteur n’entre pas dans la discussion sur la culpabilité de Socrates et ne fait que noter que les arguments de défense de son disciple Xénophon concernent exclusivement de sa pratique religieuse, justifiant ainsi que pour les Grecs, « faire c’est croire ».

Lier croyance et pratique n’est pourtant pas une considération exclusivement antique puisque les chrétiens pratiquants contemporains ont tôt fait d’accuser d’hypocrisie leurs coreligionnaires allergiques aux églises. Pourtant ces derniers peuvent aussi arguer d’une relation privilégiée, mystique, au divin qui s’apparenterait sans difficulté à l’inspiration antique des poètes ou aux intuitions que Socrates recevait de son Daïmon. Pourquoi donc opposer si radicalement monothéisme et polythéisme, antiquité et modernité, collectivité et individu ?

Certes, les arguments de Vinciane Pirenne-Delforge justifient l’importance de la pratique dans la religion grecque, mais ne permettent en aucun cas d’exclure une adhésion cognitive individuelle à des divinités, des panthéons, des héros séparés de leur contexte rituel. En effet, la méthode historique souffre d’un biais de la source puisque ses données proviennent précisément des sanctuaires qui font de la ritualité, l’unique canal liant les hommes à la sphère suprahumaine. Pourtant, poètes et philosophes entretiennent des rapports intimes avec leurs divinités et parlent de héros les reconnaissant même directement dans le monde et les hommes qu’ils côtoient. Cela ne les empêche pas de pratiquer les rites voir même justifient d’autant plus ces pratiques, qu’ils expérimentent l’existence des divinités auxquelles ils s’adressent.

De la même manière qu’il serait invraisemblable de réduire la croyance chrétienne à l’adhésion des fidèles au Credo de Nicée-Constantinople (que ferions-nous alors des armées de mystiques qui peuplent l’Europe depuis l’avènement du christianisme et qui furent continuellement chassés par les Églises orthodoxes ?). Il nous semble impossible d’adhérer à l’idée que la religion grecque ne serait qu’un système de pratiques sacrificielles où toute considération cognitive n’aurait d’autre fin que celle du culte, même pluriel. Il nous semble en effet que cette position finale du « faire c’est croire » est causée par un choix dans les sources donnant une place hégémonique à l’épigraphie et aux considérations d’un Hérodote s’avouant lui-même comme dénué d’inspiration. Elle n’accorde pas assez de place aux pensées des philosophes et aux inspirations des poètes, les accusant improprement de n’être que le point de vue d’une élite et donc de ne pas être représentatives de la manière grecque de se référer au divin. Mais si l’on retire à la Grèce ses poètes et ses philosophes, que reste-il ? Peut-être même pas ce polythéisme fait de divinités topiques et de sacrifices car comment auraient-elles pu naître sans l’apport d’une inspiration, d’une création proprement spirituelle ? Pour paraphraser Paul Veyne[19], « Bien sûr qu’ils y croyaient à leurs dieux ! » et bien plus que cela, puisque les témoignages des poètes et des philosophes nous montrent que les anciens percevaient bien leurs divinités dans la nature et dans les hommes qu’ils côtoyaient.

Les sociétés antiques étaient tout aussi complexes que nos sociétés contemporaines dans lesquelles coexistent les croyances cognitives sans pratique, les pratiques sans croyance cognitive et les croyances cognitives accompagnées de pratique. Il nous paraît irrecevable de considérer que des sociétés précisément fondées sur la pluralité ne puissent la supporter en son sein. Et si les accusations d’impiété pouvaient condamner les citoyens des cités classiques, qu’en était-il des voyageurs, des marginaux ou même des simples particuliers dans l’intervalle de temps séparant deux rituels ? Oubliaient-ils les dieux quand ils n’étaient plus face aux autels ? Par ce livre, Vinciane Pirenne-Delforge a voulu rééquilibrer notre conception de la religion grecque appuyant sur l’importance de la pratique cultuelle mais à notre sens, son texte entraîne le problème inverse en ne voyant plus cette religion que sous son aspect extérieur de rites et de sanctuaires. La problématique est réelle. Comment appréhender une religion sans recourir à une certaine forme de spiritualité ? Le souci d’objectivité de l’historien, lorsqu’il parle de religion, peut devenir un obstacle à la vérité de son propos car il risque alors de nier la dimension spirituelle de la vie des acteurs qu’il étudie en projetant ses propres positions modernes sur une société probablement bien moins matérialiste que la nôtre.  

 Homère, par Philippe-Laurent Roland, Musée du Louvre (1812)

Dans son envoi, l’auteur nous invite à questionner la religion grecque à partir d’une nouvelle opposition. Après avoir exploré dans les six chapitres précédents la double opposition Unité/Pluralité et Général/Particulier, Vinciane Pirenne-Delforge nous propose de résoudre le problème de cette tension à partir d’une dichotomie distinguant les divinité épiques (celles des poètes), des divinités topiques (celles des cultes). Dans les épopées, nous entendons parler de ces grands dieux qui vivent sur l’Olympe, traversent les cieux sur leurs chars, participent aux combats et s’apparentent résolument à des « personnes ». Pourtant, les poètes eux-mêmes décrivent le rapport des hommes avec cette sphère suprahumaine d’un point de vue topique avec des divinités particulières liées à des sanctuaires et des cultes. Comment expliquer cette différence au sein même des œuvres fondatrices de la pensée grecque ?

Vinciane Pirenne-Delforge nous propose de résoudre cette question en passant par une problématique subsidiaire : l’accès aux cultes des Grecs étrangers. En effet, si les divinités n’étaient qu’épiques, libres de toute attache terrestre, volant sur les montagnes et s’adressant aux mortels selon leur bon vouloir, il n’y aurait aucune raison de penser que les Nomoï des sanctuaires interdiraient l’accès du culte de ces dieux aux métèques. Pourtant, c’est bien ce que les sources nous portent à croire. L’auteur nous propose alors d’étudier, au livre V des Enquêtes d’Hérodote, le cas de Cléomène de Sparte qui, après la chute du tyran Pisistrate, chercha à s’emparer d’Athènes. Alors qu’il exigeait de sacrifier à l’Athéna de l’acropole, il essuya un refus de la part de la prêtresse. Plus tard, il lui arriva la même chose à Argos lorsqu’il voulut participer au culte d’Héra. Pourquoi donc un Grec, un Achéen dans le sens homérique, se verrait refuser l’accès au culte d’une divinité ? Il semble ici y avoir un conflit réel entre le caractère épique des divinités qui explique pourquoi Cléomène voulait rendre un culte à une divinité qu’il considérait comme commune dans une cité qui n’était pas la sienne. Et le caractère topique qui justifiait le refus de la part du personnel des sanctuaires athéniens et argiens.

Pour Vinciane Pirenne-Delforge, cette dichotomie s’explique par la Charis qui est la raison même des cultes. Si les Grecs s’attachaient aux divinités, c’était pour un échange raisonnable liant une pratique rituelle à la réception de bienfaits. Le bon fonctionnement de cet échange, c’est-à-dire son efficacité dans la réception de la Charis, dépendait donc du respect scrupuleux (religieux) des Nomoï du culte. En cela, il n’importait pas que la divinité soit considérée comme commune dans les épopées car ce n’était pas cela qui permettait la réception de la Charis par les membres de la communauté liée au culte. Ce qui importait, c’était bien son caractère topique, son lien au sanctuaire et la piété découlant du respect des Nomoï.

Et pourtant, malgré tout ce respect scrupuleux des règles, tout ce fonctionnement topique millimétré, les divinités demeurent libres de refuser d’administrer leurs bienfaits. C’est le cas d’Athéna qui, tout en étant la divinité poliade de Troie, l’abandonne pour se placer du côté des Achéens. Ainsi, nous avons beau démultiplier nos efforts pour nous attirer la faveur des dieux en leurs donnant des surnoms, des cultes, des sanctuaires et des sacrifices, leur caractère topique semble s’écrouler lorsque leur identité épique rejaillit. Ce n’est pourtant pas le point de vue de Vinciane Pirenne-Delforge qui considère que les dieux grecs sont avant tout topiques. Mais cela s’explique, à notre sens, du fait que l’auteur a défini a priori la religion comme une institution. En cela, son propos demeure cohérent et exact puisque, dans ce cadre, c’est bien la relation topique aux divinités qui institue les relations cultuelles des Grecs aux dieux. Mais notre critique est la suivante : Le polythéisme n’est-il qu’une institution ? Si au contraire, nous le percevons comme une conception du monde, une conception plurielle qui irrigue la totalité de la société grecque, y compris dans ses dimensions liées à l’institutionnalisation des pratiques, alors le caractère épique (poétique ou philosophique) des dieux peut se maintenir tout en conservant son inébranlable pluralité. Dans ce livre, Vinciane Pirenne-Delforge et Hérodote nous ont instruit sur l’aspect matériel et topique de la religion grecque. Pour compléter ce tableau, il nous semble indispensable d’étudier son aspect spirituel et épique.

Ilios Balias van Erpers Roijaards

Pirenne-Delforge (Vinciane), Le polythéisme grec à l’épreuve d’Hérodote, Paris, Collège de France – Les Belles Lettres, 2020


[1] Pirenne-Delforge (Vinciane), L’Aphrodite grecque : contribution à l’étude de ses cultes et de sa personnalité dans le panthéon archaïque et classique, Lièges-Athènes, Kernos, suppl. 4, 1994

[2] Pirenne-Delforge (Vinciane) et Pironti (Gabriella), L’Héra de Zeus : ennemie intime, épouse définitive, Paris, Les Belles Lettres, 2016

[3] Pirenne-Delforge (Vinciane), Retour à la source : Pausanias et la religion grecque, Liège, Kernos, suppl. 20, 2008

[4] Pausanias, Description de la Grèce, Paris, Les Belles Lettres, 6 volumes, 1992 – 2005

[5] Hérodote, L’Enquête, trad. A. Barguet, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2 volumes, 1985 – 1990

[6] Bible, trad. L. Segond, Paris, éditions Cherbuliez, 1880. Exode, 20 : 3 : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face »

[7] Le Tawhid est la théorie de l’unicité de Dieu, première partie de la profession de foi musulmane, le premier des cinq piliers de l’Islam : Ash-hadou an lâ ilâha ill-Allâh, « j’atteste qu’il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah ».

[8] BETTINI (Maurizio), Éloge du polythéisme : ce que peuvent nous apprendre les religions antiques, trad. V. Pirenne-Delforge, Paris, Les Belles Lettres, 2016

[9] Platon, Parménide, trad. L. Brisson, Paris, GF, 1999. Voir les hypothèses de l’Un-Multiple de 137 à 155.

[10] Concernant ce dernier point, la pluralité demeure pourtant un élément essentiel de la pensée du philosophe. Nous avons, nous-même, exploré la tension entre l’unité et la pluralité du Moteur Premier dans un mémoire consacré à ce sujet soutenu en 2021 à Sorbonne Université sous la direction du Professeur Marwan Rashed : Le Polythéisme d’Aristote.

[11] Rudhart (Jean) (1992b) [1958], p. 97. Cf. Bremmer (2012), p. 33-35.

[12] Pirenne-Delforge (Vinciane) et Pironti (Gabriella), L’Héra de Zeus : ennemie intime, épouse définitive, Paris, Les Belles Lettres, 2016

[13] Ex. discussion entre Hellène et Aphrodite au chant 3 de l’Iliade v. 390 : Homère, Iliade, trad. P. Brunet, Paris, Seuil, 2010.

[14] Cf. Sacrifice de Mékoné v. 535 – 560 : Hésiode, Théogonie, trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2008.

[15] Veyne (Paul), Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris, Éditions du Seuil, 1983

[16] Scheid (John), Quand faire, c’est croire, Paris, Éditions Aubier, 2005

[17] Pouillon (Jean), Remarques sur le verbe « croire », Paris, Gallimard, 1979

[18] Xénophon, Mémorables, trad. L.A. Dorion, Les Belles Lettres, 2015 : I, 1, 1-2.

[19] Veyne (Paul), Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris, Éditions du Seuil, 1983 : « Mais bien sûr qu’ils y croyaient, à leurs mythes ! » p. 138.

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