Éros, la forme primitive de l’amour

Notre âme est comme un temple percé de huit portes. Chacune d’entre-elle nous mène à l’autre, à celui que nous pourrions appeler notre prochain. Mais en fonction de la porte que nous empruntons, le sentiment d’altérité varie. Pourtant, toutes ces portes ont une valeur infinie et la volonté de maintenir l’une d’entre-elles scellée est la cause d’une grande partie des afflictions relationnelles et psychologiques qui peuvent entraver notre vie. Il nous faut donc apprendre à explorer ces différentes voies vers autrui en étudiant leur valeur propre, leurs aspects particuliers et leurs usages politiques. En effet, si ces portes sont les liens entre un individu et un autre, nous comprenons qu’elles sont les huit principes à l’origine de la politique.

Nous nous approchons à présent de la plus ancienne des portes, son nom est Éros. Ses deux battants en chêne sombre et massif semblent conserver la vie primitive de l’arbre à partir duquel ils ont été façonnés. Ses gonds de bronze ont été forgés avec le métal des armes que de glorieux héros brandirent pour piller des cités et s’emparer de captives et d’esclaves. Enchâssées dans le bois, de lourdes torches crachent le feu sacré qui brula sur les autels des temples antiques. À l’extérieur, milles statues de déesses encadrent un escalier de pierre.

L’Éros est la plus ancienne porte de notre âme

Bien avant que le ciel ne se peuple de dieux et d’esprits, un désir premier servait de moteur universel à la vie. Cette force sans commune mesure avec les aspects plus éthérés et romantiques de l’amour trouve sa source dans la nature propre de l’homme. Éros est ce désir, cette force que nous ressentons dans nos entrailles lorsqu’apparaît un être aimé. Il serait aisé de le réduire à la sexualité et l’exclure de celle-ci serait une hérésie. En effet, cette force dépasse de loin le simple processus de procréation et trouve son essence profonde dans le concept « d’énergie humaine ».

Chez Hésiode, Éros est le troisième dieu mentionné dans sa théogonie. D’abord il eut Chaos, l’insondable abime, l’ineffable totalité qu’un mortel ou immortel ne peut comprendre ni même observer. Ensuite vient Gaïa, la terre concrète, la réalité tangible d’une nature implacable qui ne se restreint pas aux fleurs et aux petits oiseaux mais à tout ce qui s’impose à nous. Enfin, vient Éros, cette force d’attraction fondée sur le désir. Pour les anciens, cette force est alors équivalente à la gravité universelle, elle est ce qui donne naissance à la vie et l’entretien. Si Chaos est l’insondable, Gaïa, l’existence stérile, Éros est ce qui lui donne vie.

Son premier aspect est évidemment sa capacité d’engendrement par attraction des opposés. Entre l’homme et la femme née un sentiment qui les attires, entraine un acte sexuel, une fécondation et permet donc la procréation et le maintien dans l’existence de l’espèce. En cela, même le christianisme qui porte en lui cette tension vers la suppression radicale du désir, a voulu conserver cet aspect d’Éros. En effet, il est impossible de penser une société humaine sans la procréation car elle est la clef primitive de son maintien dans l’existence. Pourtant, il nous faut aller plus loin et considérer la cause de l’existence du plus et du moins au sein même du désir. Pourquoi Éros est-il pour nous, plus fort envers certaines personnes et moins fort envers d’autres ?

Le second aspect du principe est donc celui du choix. Nous savons qu’au sein de la sélection naturelle, il existe une sélection sexuelle. Chez de nombreuses espèces, les mâles sont en compétition pour féconder les femelles qui possèdent donc le droit de sélectionner en fonction de certains critères un individu pour lui permettre de transmettre ses gènes. Nous observons que chez l’Homme, les critères ne sont pas purement aléatoires car c’est la tension du désir qui va permettre à l’individu (mâle ou femelle) d’effectuer un choix. En cela, Éros guide donc la vie vers un but déterminé que nous ne pouvons observer qu’en fonction de ses effets sur l’évolution de l’espèce et des sociétés qui la constitue.

Le troisième aspect est alors le dépassement de l’ordre reproductif d’Éros. C’est là où le christianisme s’est séparé des doctrines spirituelles antiques et orientales. En effet, le plaisir et le désir qui forment Éros, en tant que guide de la nature humaine, ont été rejetés par l’Église et cela, en particulier à la suite des doctrines de Paul qui assimilait cette force au pécher originel. Sans juger de la validité de ce propos, il nous faut examiner la possibilité inverse. En déterminant qu’Éros conduit à un choix, nous pouvons imaginer qu’il induit un certain nombre de connaissance vis-à-vis d’un comportement à adopter. Ainsi, si nous ressentons du désir, nous savons que nous ressentons ce désir envers quelque chose de vertueux dans le cadre du but fixé par l’Éros. Inversement, si nous voyons que nous sommes désirés, nous savons que nous le sommes à cause de quelque chose de vertueux en nous.

La voix du désir guide les hommes depuis les profondeurs de l’inconscient

Ainsi, il nous suffit de rechercher cette chose pour faire parler Éros. Nous observons que dans l’histoire de l’humanité, ce désir s’est toujours allié à la force et à la puissance. Les figures érotiques sont presque systématiquement assimilables aux figures héroïques (que ce soit dans l’antiquité ou de nos jours avec les super-héros et les super-héroïnes), aux figures de pouvoir (la princesse, la maitresse, le prince charmant) ou aux figures créatrices (le troubadour charmeur, la Rockstar). Ces figures peuvent s’appliquer à autrui et dans ce cas, elles entrainent un désir en nous ou s’appliquent à nous et dans ce cas nous provoquons le désir chez autrui.

En cela, l’acte sexuel lui-même passe au second plan et est même presque entièrement remplacé par le désir. C’est pourquoi dans la mythologie tardive, Éros, cette fois vu comme fils d’Aphrodite et d’Arès (l’amour et la guerre), est considéré comme le frère d’Himéros (le désir) et de Pothos (l’amour romantique). La force sexuelle que nous avons vu auparavant devient alors le moteur d’une action transformatrice. Un jeune homme, guidé par son désir, tendra à incarner Arès pour pouvoir séduire une demoiselle et une jeune fille tendra à incarner Aphrodite pour être désirée par le jeune homme. Autrement dit, la vérité de l’incarnation d’une figure idéale n’a d’importance que dans un second temps. D’abord, nous voyons en l’autre le fantasme d’un être idéalisé. Puis l’autre, voulant maintenir ce désir appliqué à sa personne se transforme afin de correspondre à cet idéal. Ainsi, par ce biais, le dieu intervient directement dans les comportements humains.

Mais les dérivés d’Éros ne s’arrêtent pas là. Lorsque le désir n’est pas considéré comme un tabou, il peut alors s’appliquer à tous les niveaux de la société et dans des cadres bien plus larges que celui du couple. Il devient le moteur de la guerre, de la beauté physique, de la puissance sportive, de la capacité artistique voir même de la philosophie. Dans l’Alcibiade de Platon, le jeune homme cherche à séduire Socrate à l’aide de sa beauté physique mais le philosophe affirme ne pas y voir un échange équivalent car sa sagesse vaut plus que les attraits corporels de l’éphèbe. Ce sont ainsi ces concours de désirabilité qui ont permis aux grecs de l’antiquité de tendre vers la puissance culturelle qui domine encore le monde actuellement malgré sa quasi-disparition politique et économique.

Cette opposition entre le christianisme et l’antiquité grecque se voit particulièrement dans la question de l’homosexualité. Son institutionnalisation au sein des cités helléniques est caractérisée par l’usage du culte d’Éros dans ce cadre. Ainsi, la pédérastie athénienne, un système d’éducation aristocratique fondé sur la relation entre un Éraste plus âgé et d’un Éromène plus jeune, était placée sous l’égide cultuelle d’Éros. Il en allait de même pour le bataillon sacré de Thèbes, un corps d’élite composé de 150 couples d’hommes placés sous la protection du dieu Éros. Comment alors expliquer qu’une force fondée sur la reproduction par les opposés puisse être attribuée par la suite à des relations ne pouvant, par nature, pas engendrer d’enfants ?

Prenons comme exemple le bataillon sacré de Thèbes. Pourquoi 150 couples d’hommes seraient-ils plus forts que 300 guerriers standards ? Nous savons que lorsque nous effectuons une action favorable à notre organisme, cela entraine un système de récompense interne fondé sur des hormones du plaisir (en particulier la dopamine). Or, une société est comme un organisme et l’usage de la sexualité fonctionne comme un système de récompense externe. Il en va ainsi de même que pour les honneurs. Certains comportements, et en particulier le comportement guerrier, sont alors favorisés car ils répondent à une pulsion érotique. Cela correspond à l’expression de « repos du guerrier » qui caractérise cette relation entre Aphrodite et Arès, l’amour et la guerre.

Pourtant, cette pulsion érotique ne prend que très rarement la forme du désir sexuel. Ainsi, dans des sociétés où le désir homosexuel a été rejeté, comme dans le cas des sociétés de la Grèce tardive (à partir d’Aristote, l’homosexualité commence à être vue sous un œil défavorable), des sociétés abrahamiques et post-abrahamiques, la pulsion érotique toujours présente se doit de prendre une autre forme. En effet, Éros ne peut pas disparaitre et son remplacement par des formes relationnelles plus spiritualisées ne peut s’actualiser de manière absolue, il doit donc devenir autre chose de plus adéquat aux principes moraux formés par la société et c’est ainsi qu’est née la rivalité. Lorsque deux individus du même sexe se retrouvent confrontés aux impulsions de l’Éros comme principe de maintien et de développement de la vie, ils verront alors leur comportement changer vis-à-vis de l’autre pour reproduire les comportements vertueux (force, courage etc..) afin de s’approcher de la désirabilité. Mais cette fois, l’objet de cette transformation n’est plus directement l’autre mais soi-même. Ainsi, dans le cadre de l’Éros, l’autre devient comme un miroir mélioratif de tous les comportements que nous souhaiterions adopter.

L’Éros transforme le désir en rivalité

Ainsi, l’Éros est universel. Il est la première porte qui nous relie à autrui. Mais ses formes sont multiples. Désir, rivalité, admiration, jalousie, vénération… Chacun de ces aspects correspond à une manière d’interagir avec les vertus de l’autre en fonction de notre nature propre. Éros est donc l’énergie, le fuel immortel qui nous conduit à nous changer nous-même afin de correspondre aux critères de vertu de la vie, de son maintien dans l’existence et de son développement. Toutes les sociétés humaines se doivent de canaliser cette force dans une direction ou dans une autre et cela, à l’aide d’institutions, de codes moraux et de mythes. La première porte est à présent ouverte et les fumées d’encens des autels anciens parviennent à nos narines. Mais déjà, nous entendons les chants sacrés de la porte suivante qu’ouvrit un Nazaréen il y a plus de deux milles ans.

Cet article est le deuxième d’une série consacrée aux origines de la politique dans notre rapport initial à l’autre.

Introduction, la naissance de la politique.

2 réflexions sur “Éros, la forme primitive de l’amour

  1. Certaindedouter

    Avant tout merci pour cette revue des dimensions de cette première porte et mon souhait de découvrir prochainement votre perception des sept autres. Que peut-on dire de la volonté de possession de l’autre vu comme objet et nullement comme sujet ? Est elle sous l’auspice d’Eros et sinon sous laquelle ?

    J’aime

    1. Ilios Balias

      Très clairement, la volonté de possession de l’autre est sous l’auspice d’Eros sous son aspect guerrier. Encore une fois, le dieu es vu comme fils d’Aphrodite et d’Arès dans la mythologie tardive. Je pense personnellement que ce sont vous parlez peut être expliqué par un sentiment d’autovalorisation d’un individu désiré qui s’arroge alors le droit de posséder l’individu désirant. Cependant, j’ai tendance à penser que ce sentiment constitue un vice par excès de l’Eros issu d’une autovalorisation fallacieuse. En d’autres termes, le désir de posséder l’autre provient du fait que nous croyons ne pas le posséder, sans doute de fait ou pire, par autodénigrement, nous réagissons alors en survalorisant nos propres droits contre les réalités de la nature. Ainsi, quelqu’un qui serait désiré de manière adéquate à sa haute vertu n’aurait pas besoin de posséder l’autre car il est déjà dans cette position de supériorité du fait de sa nature. Il s’agit donc pour moi un phénomène de compensation.

      J’aime

Laisser un commentaire